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Nord-Pas-de-Calais-Picardie : au comptoir, la tentation du pire

Marine Le Pen pourrait l’emporter dans la région. Les clients d’un café populaire de Lille sont partagés entre désir de changement et abstention.
Au P’tit Pompier, à Lille-Sud, jeudi. (Photos Laurent Troude pour Libération)
publié le 8 novembre 2015 à 21h16

Au comptoir du café Le P'tit Pompier à Lille-Sud, André dit qu'il votera FN aux régionales, parce que «ça peut pas être pire, et ça pourrait être mieux». Qu'apporterait Marine Le Pen ici ? «J'en sais rien. J'essaie. Il faut prendre des risques, sinon ça n'aurait pas de piment. Je fais du 170 de temps en temps sur l'autoroute. J'aime bien vivre comme ça.» Et si c'est pire ? «On fait Mai 68. On casse tout. D'accord pour lancer des briques sur le commissariat.» Il touche 780 euros de retraite, travaille encore une à deux heures par jour. Il est marié à une Algérienne : «Je peux pas être raciste.» Quand un client entre, il serre la main à tout le monde, même aux inconnus. C'est chaleureux. Malika est derrière le comptoir, en alternance avec Enzo, son mari, qui a la carte de sa Sicile natale tatouée sur le cou.

Dans cette région où Marine Le Pen est en tête des sondages, les clients ne savent presque rien des élections à venir, mais veulent bien parler politique : ici, surtout FN et abstention. Tout y passe : «Sur D8 hier soir, ils ont dit que les députés avaient 5 000 euros de faux frais, alors que les malheureux au Smic s'en sortent pas.» Et puis «la police, essaie de les appeler un dimanche après-midi, tu verras». Et encore, «à la piscine de Wattignies, y a des horaires pour les Arabes». Il est sûr que c'est vrai. André votait FN du temps de Jean-Marie Le Pen. Une voix dans un coin du bistrot, près de la vitrine : «Moi, j'étais socialo, j'avais ma carte et tout.» Marie-Claude est retraitée de la mairie. «Je paie un mois de pension en impôts par an.» Un client s'approche : «Ils toucheront pas aux 35 heures, mais on pourra travailler jusqu'à 60 heures par semaine en cas de nécessité. C'est pour 2017, les patrons sont contents.» André : «On s'en fout, en 2017, ce sera Marine.» Il regarde par la fenêtre. Le fleuriste a fermé. Qu'est-ce que ça va devenir ? «Sûrement un kebab, grince Marie-Claude, y en a que huit dans la rue.»

«Dents en or». Marie-Claude est d'Armentières (Nord), «venue au monde sur une table de bistrot», était encartée du temps de Pierre Mauroy. «Il entrait ici, il payait un coup. On ne vient même plus ici dire bonjour.» Et puis : «Il y en a, ils viennent de l'étranger, ils ont des dents en or, ils mendient. Ils ont qu'à se les faire enlever, acheter un litre de lait.» Elle demande : «C'est quand les régionales ?» Le 6 décembre. «La saint Nicolas, ça va être la fête à Sarkozy.» Elle aime bien Bernard Roman, le député PS. «Il me tape dans le dos. Il me dit : "Tu râles encore ?" Je réponds : "Je râle pas, je parle".» A la table d'à côté, Janine, ancienne enquêtrice, aujourd'hui en invalidité : «Le FN, si ça pouvait faire changer les choses, faire partir les mauvais étrangers et augmenter le Smic pour les travailleurs…» Dans ces milieux populaires lillois, traditionnellement acquis à la gauche, le discours «ouvriériste» de Marine Le Pen semble faire mouche, même si l'abstention est devenue le premier parti dans ces quartiers.

La fille et le gendre de Marie-Claude poussent la porte. Christophe est éboueur, Sandrine fait le ménage, la nuit, dans les bus de Transpole. «Lui, c'est la France qui se lève tôt, et moi, c'est la France qui se couche tard.» Ils ont cinq enfants, dont deux à charge. Ils voteront FN. Sandrine croit savoir que d'autres gagnent autant qu'elle, rien qu'avec les allocations. Marie-Claude : «Les politiciens devraient inviter les gens de quartier. Jamais on demande l'avis des ouvriers.» «Didier, tu votes quoi ?» lance André à un homme qui vient d'entrer. «Mon cul», répond Didier. Jeff, le Martiniquais, vote «blanc». André : «Normal, il est noir.»

Bruno, ouvrier tapissier, vote FN depuis toujours. Il pense que les Syriens doivent «prendre les armes», pas partir. «Nous, on a eu 14 et 39, on l'a fait.» Et ceux qui ne peuvent pas ? «Ils se mettent ailleurs. La Syrie, c'est grand.» Loin des régionales. «Moi, ce que j'attends surtout, c'est 2017.» Un autre client : «En 39, en 14, on a fait venir des Algériens pour qu'ils se battent pour la France, est-ce qu'ils ont eu un remerciement ces gars-là ?» Il pense qu'il y a «assez» d'immigrés, mais «qu'est-ce qu'on fait ? On les refoule à la mer ? On n'a pas le droit, on n'est pas des assassins».

«Royalistes». Plus loin, deux couvreurs en pause. Jérémy a voté à 18 ans, puis les «quatre-cinq» années qui ont suivi, et plus jamais. «Ça ne m'intéresse plus.» Marine Le Pen ? «Voter extrémiste va pas arranger les choses.» Cédric opine. Il n'a jamais voté, jamais inscrit. Voilà Bino, qui vote à gauche. Enfin, pas sûr. L'électromécanicien ne sait pas s'il ira voter. Trop énervé. «Un chômeur, il est indemnisé six mois, un an. Les présidents de la République, ils le sont toute leur vie ! Alors les petits vieux, on leur supprime la demi-part, mais nos présidents, ils sont plus royalistes que le roi !» Les migrants ? Il ouvre la porte du café, montre le trottoir vide. «Il y a des SDF à Lille. Cet hiver, on va t'annoncer un mort. Qu'on nettoie nos trottoirs d'abord.» Un client : «Ferme, Bino, ça fait courant d'air !» Marine Le Pen ? «Je peux pas, je suis cosmopolite !» Moitié belge, moitié algérien, «vrai ch'ti». Il fulmine contre les socialistes «qui dorment et se réveillent aux élections». Marine Le Pen à la région ? «Mauroy se retourne dans sa tombe !» Il espère que Pierre de Saintignon (PS) gagnera, et pronostique Xavier Bertrand (LR).

La nuit est tombée, la plupart des clients partis. Enzo, le patron, parie sur un premier tour à «35 % pour le PS, 29 % pour la droite, et 14 % pour le FN», parce que, «chaque année, les sondages se trompent», que les gens auraient peur d'une Marine Le Pen, et que, ici, «ça restera la rose. Les gens savent à qui ils ont affaire».