Au même titre que les affaires liées au grand banditisme, les récentes attaques terroristes posent la question d'un accès relativement aisé aux armes à feu. Si les volumes circulant en France n'explosent pas, la multiplicité des réseaux d'acheminement et la remilitarisation d'armes reconstituées par pièces détachées complexifient le travail des services spécialisés. Frédéric Doidy, chef de l'Office central de lutte contre le crime organisé (OCLCO) depuis tout juste un an, dresse, pour Libération, un état des lieux précis.
Beaucoup de chiffres, parfois fantasmés, circulent sur l’ampleur du trafic d’armes en France. Avez-vous une idée précise des volumes qui circulent ?
Il est extrêmement difficile de donner «le chiffre noir» du trafic d’armes puisque, par définition, et comme c’est le cas en matière de stups, c’est une matière dissimulée. Ce que l’on sait, en revanche, c’est qu’il y a, depuis plusieurs années, une demande soutenue. Celle-ci émanait jusqu’ici d’organisations criminelles traditionnelles : trafiquants de stups, braqueurs de fourgons blindés, de centres-forts, preneurs d’otages. Mais, désormais, on fait face à une demande nouvelle avec l’apparition de terroristes en puissance, dont le mode d’action est d’abattre un maximum de personnes avec des armes de guerre. Force est de constater que ces multiples demandes sont satisfaites par une offre assez abondante, se concentrant essentiellement dans les centres urbains que sont Paris, Lyon et Marseille.
Combien d’armes sont saisies par an en France ?
5 000 armes ont été saisies par les différents services de police, gendarmerie et douanes en 2013. Cela va des fameuses kalachnikovs aux pistolets automatiques, en passant par toutes les gammes d’armes de poing et d’épaule. En 2014, on constate une légère augmentation avec 5 300 armes saisies, dont 80 kalachnikovs.
Par ailleurs, 7 500 armes ont été dérobées en 2014 à leur propriétaire. 80 % du temps, elles ont été récupérées au cours de cambriolages de domicile.
Au vu de ces chiffres, pourquoi n’existe-t-il pas en France un office central dédié à la lutte contre le trafic d’armes ?
Il y en avait un avant 2006 : l’Office central de répression des trafics d’armes, d’explosifs et de matières sensibles (Octraems). Mais il a été avalé avec la création de l’OCLCO, qui a des missions plus transversales. L’idée était de coupler la lutte contre le trafic d’armes à celle contre la criminalité organisée. Et puis, à la différence des stups, il n’y a pas de gros importateurs d’armes en France. Il n’y a pas de marchés des armes à feu à proprement parler. Au sein de l’OCLCO en revanche, il y a deux groupes d’enquêteurs dédiés à temps plein aux armes.
Pourquoi les armes que l’on retrouve en France viennent-elles majoritairement des Balkans ?
L’ex-Yougoslavie a longtemps été un pays producteur d’armes à feu, ces dernières ayant bien entendu été produites en quantité astronomique au début des années 90, pendant la guerre. A la fin de celle-ci, et même pendant, des armes ont été détournées ou dérobées dans les manufactures et sont tombées aux mains de réseaux mafieux assez structurés. C’est pourquoi, aujourd’hui, la majorité des armes qui circulent proviennent de Serbie, de Croatie, de Slovénie, du Monténégro, etc.
Comment sont-elles acheminées dans l’Hexagone ?
La spécificité du trafic d’armes provenant des Balkans, c’est que la marchandise est expédiée par la route. Des membres des différentes diasporas vivant en France disposent de contacts auprès des organisations criminelles présentes dans les Balkans. Ensuite, des intermédiaires convoient les armes dans des bus. On sait que certaines lignes Eurolines arrivant en gare routière de Bagnolet, à côté de Paris, sont assez sensibles. Le problème, pour nous, c’est que la majorité des pays incriminés font désormais partie de l’Union européenne. Or, l’absence de frontière induit l’absence de contrôles.
Pour contourner les législations, qui sont d’ailleurs très disparates d’un pays de l’Union à un autre, certains ne trafiquent plus les armes elles-mêmes mais les pièces détachées…
Oui. Ce processus est principalement utilisé pour remilitariser une arme. La crosse vient du Luxembourg, le canon des Etats-Unis, la culasse de Turquie. Cela réclame un savoir-faire particulier mais des sociétés [dont l'une apparaît dans le dossier des attentats de janvier de Paris : AFG Défense, ndlr] proposent parfois ce type de service. De même, on voit tourner des pistolets d'alarme reconfigurés pour tirer des balles réelles. Il y a quelques jours, à Stains [en Seine-Saint-Denis], lors d'une belle affaire menée en miroir avec la police serbe, nous avons saisi 50 canons de 7,65 millimètres.
Une des mesures phares du plan «armes» annoncé vendredi par le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, est d’autoriser les enquêteurs, comme c’est le cas pour le trafic de stups, à faire usage de «coups d’achat». Cette méthode permet à des policiers d’acquérir de la drogue pour identifier, évaluer, puis démanteler un réseau. Comment se prémunir contre les risques de provocation policière ?
Les garde-fous actuels me semblent pleinement opérants : de telles initiatives ne peuvent être prises par des policiers sans un strict contrôle de la hiérarchie. Deuxièmement, il y a bien évidemment un encadrement législatif et réglementaire. Si les policiers enfreignent les lois, l’autorité judiciaire annule les procédures, l’action est caduque et les fonctionnaires reçoivent des sanctions disciplinaires.
Cette méthode vous permettra-t-elle vraiment de faire progresser vos investigations ?
Cela permettra, déjà, de protéger des policiers. Il n’est pas anodin d’envoyer un flic acquérir des stups et des armes. C’est une infraction et il y a une réelle prise de risques. Après, cela nous permet de visualiser le déroulement d’un trafic et l’arborescence d’un réseau avec précision. Si on envoie un infiltré acheter des barrettes de shit dans un bâtiment, il caractérisera un flagrant délit, en identifiera les auteurs et saisira la marchandise. Autant d’éléments à charge difficiles à obtenir avec des techniques d’enquête classiques.