C'est par un communiqué aux phrases bancales et mal orthographiées que l'Etat islamique (EI) a revendiqué samedi matin la pire attaque terroriste jamais endurée par la France. Evoquant «une attaque bénie», le groupe jihadiste déclare avoir «pris pour cible la capitale des abominations et de la perversion, celle qui porte la bannière de la croix en Europe, Paris». «Un groupe ayant divorcé la vie d'ici-bas s'est avancé vers leur ennemi», peut-on aussi lire. Le texte se clôt sur une menace : «Cette attaque n'est que le début de la tempête et un avertissement pour ceux qui veulent méditer et tirer des leçons.»
Par son ampleur, par son mode opératoire, par le choix de ses cibles, la série d'attentats de vendredi à Paris et Saint-Denis est inédite en France. A l'inverse des attaques de janvier contre Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher de Vincennes, elle ne visait pas spécifiquement les cibles habituelles des islamistes radicaux : les juifs, les journalistes «blasphémateurs» ou les forces de l'ordre. Ce n'était pas non plus une équipée solitaire, comme ont pu le faire Mohamed Merah ou Mehdi Nemmouche. Il n'y a pas eu de bombes déposées dans des trains, comme lors de la vague d'attentats du GIA algérien en 1995 et 1996.
Les attaques de vendredi sont à l’inverse complexes, cumulant assassinats et prise d’otage dans des lieux différents pour provoquer un effet de sidération parmi la population tout en provoquant un maximum de victimes. Elles ont mobilisé plusieurs assaillants qui se sont coordonnés et qui ont choisi de mourir en kamikaze.
«Fantasme». Jamais vu en France, ce type d'attentat est courant dans des pays en guerre, tel l'Afghanistan. Le même mode opératoire a été utilisé à Bombay, en Inde, en novembre 2008. Durant quatre jours, dix jihadistes d'un groupe pakistanais avaient attaqué des hôtels, un restaurant, un hôpital et une gare. Tirant à la kalachnikov et lançant des grenades, ils avaient tué plus de 170 personnes et blessé 300 autres. «Nous sommes exactement dans cette configuration. Ce sont des attaques dynamiques avec des assaillants qui se déplacent et ne paniquent pas», explique Yves Trotignon, ex-agent de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) et analyste chez Risk & Co.
Les services de renseignements français s'attendaient à ce que ce type d'assauts coordonnés se produise en France. Plusieurs attaques décrites comme «majeures», fomentées par Al-Qaeda, ont été déjouées ces derniers mois en Europe. «Nous avons pu les empêcher précisément car elles étaient massives. Ceux qui les préparaient étaient obligés de communiquer pour se préparer», expliquait récemment un cadre de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).
L'enquête devra déterminer si les attentats de vendredi ont été organisés et commandités par des dirigeants de l'Etat islamique en Irak ou en Syrie. La question reste ouverte pour Sid Ahmed Ghlam, un étudiant algérien de 23 ans qui avait tenté d'attaquer une église à Villejuif (Val-de-Marne) en avril. Si ce dernier a bien communiqué avec deux jihadistes français en Syrie, il n'est pas établi que sa tentative d'attentat ait été réellement pilotée par un cadre de l'Etat islamique. «Ce dont on est sûr, c'est que ce n'est pas Abou Bakr Al-Bagdadi [le chef de l'EI] ou un dirigeant de premier plan du mouvement qui lui a ordonné de passer à l'action», explique un agent de la DGSI. «L'idée qu'il y a quelque part en Syrie ou ailleurs un centre de commandement opérationnel qui décide, supervise et met en œuvre des attentats relève du fantasme. L'EI se place davantage en facilitateur, en coordinateur pour mettre en relation des gens qui veulent commettre des attaques», ajoute Yves Trotignon.
«Troisième jihad». Ce mode de fonctionnement a été défini et théorisé par un cadre d'Al-Qaeda, Abou Moussab al-Souri. De son vrai nom Moustapha Setmariam Nassar, ce Syrien né à Alep a publié en 2004 sur Internet sa doctrine dans Appel à la résistance islamique mondiale. Son constat était que le jihad comme a pu le mener Oussama ben Laden était contre-productif. Il relevait que les attentats du 11 septembre 2001, aussi spectaculaires qu'ils aient pu être, avaient finalement affaibli Al-Qaeda, obligé de quitter l'Afghanistan après que les Etats-Unis ont lancé leur riposte dans les semaines qui ont suivi les attaques contre New York et Washington.
Le jihad d'Al-Souri repose à l'inverse sur une organisation décentralisée, qui trace les grandes lignes des actions à mener, définit des cibles types, mais laisse les assaillants s'organiser et décider de leur passage à l'action. C'est ce «troisième jihad», après celui contre les soviétiques en Afghanistan et celui contre l'armée américaine en Irak, qui a été appliqué par Chérif et Saïd Kouachi, auteurs du carnage à Charlie Hebdo en janvier. Si l'un des deux frères a bien séjourné au Yémen et rencontré des dirigeants locaux d'Al-Qaeda qui lui ont probablement conseillé d'attaquer les journalistes de l'hebdomadaire satirique, voire lui ont donné de l'argent, ils n'ont pas piloté l'attaque à distance, selon l'enquête en cours.
Al-Qaeda au Yémen publie par ailleurs régulièrement une revue, baptisée Inspire, qui encourage les jeunes musulmans à commettre des attentats là où ils vivent. L'objectif de ce «jihad global» est de pousser les pays visés, notamment en Europe, à réprimer leurs minorités musulmanes pour qu'elles-mêmes réagissent et provoquent une guerre civile.
Avant de devenir proche de Ben Laden, qu’il conseillait, Al-Souri avait participé au soulèvement des Frères musulmans en 1982 à Hama, en Syrie. Arrêté au Pakistan en 2005, il a été transféré et détenu par la CIA. Les Américains l’ont ensuite remis aux services de renseignements syriens. En 2011, quelques mois après le début du soulèvement en Syrie, Bachar al-Assad décidait de le relâcher. Abou Moussab al-Souri a, depuis, disparu.