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Libération
Récit

De 21h20 à 21h53, huit offensives coordonnées

Au moins 129 morts et 352 blessés, dont 99 dans un état critique. Paris a subi la pire vague d’attentats de son histoire.
A l'angle des rue Oberkampf et Boulevard Voltaire. (Photo Stéphane Remael pour Libération)
publié le 14 novembre 2015 à 20h54

Samedi, 2 heures du matin. Paris fait peur à voir. Hérissée de barrages policiers, sillonnée par des ambulances, semée de cadavres, la ville respire l’angoisse. Quelques passants déboussolés cherchent leur chemin, des badauds s’agglomèrent pour attendre on ne sait quoi, sous la lumière des gyrophares et le regard d’agents à cran. Place de la République, bouclée, une voiture égarée passe un barrage de police. Son conducteur, aussitôt mis en joue, fait demi-tour sans demander son reste. Une fausse rumeur court sur une attaque aux Halles, une autre au Trocadéro. Hier soir, on savait en revanche qu’entre 21h20 et 00h20, trois équipes (dont sept membres sont morts) ont tué 129 personnes et fait 352 blessés en huit attaques distinctes. Un bilan provisoire, 99 personnes se trouvant encore samedi soir dans un état d’urgence absolue.

Rue Bichat 21 h 25

En cette veille de week-end, la soirée bat son plein au Carillon, un bar populaire du Xe arrondissement. Ouvert en 1913, cet établissement souvent bondé accueille une clientèle variée. «C'est le symbole du changement du quartier, explique un riverain. S'y mélangent les anciens du quartier, les classes populaires, et les nouveaux, les bobos.» Par manque de place ou pour fumer une cigarette, les consommateurs débordent fréquemment sur le trottoir. Sur celui d'en face se trouve le Petit Cambodge, une cantine à la mode ouverte en 2011. Vendredi soir, à 21h25, tout le voisinage dresse l'oreille : certains croient entendre des pétards, mais c'est une fusillade qui a lieu. Selon le procureur de Paris, François Molins, les assaillants arrivent à bord d'une Seat noire, armés de fusils de type kalachnikov.

Les témoins de l'assaut, sous le choc, livreront des versions contradictoires, évoquant un ou deux terroristes, silencieux ou criant «Allah akbar». Seul le résultat de l'attaque est certain. Le ou les tireurs arrosent la devanture du Carillon et du Petit Cambodge, fauchant les consommateurs attablés. L'opération ne dure qu'une ou deux minutes, «mais cela nous a semblé des heures», témoigne un jeune client, alors réfugié sous sa table. «Le tireur n'était pas masqué», dit Charles, un passant. Caché derrière une voiture, le jeune homme filme une courte vidéo de la scène avec son téléphone portable. «On n'entendait que les gens crier.» A l'intérieur du bar, des clients se ruent vers une porte communiquant avec l'hôtel voisin. Lorsque les tirs cessent, ils ont fait quinze victimes dans les deux établissements. Une centaine de douilles sont retrouvées sur place. Les individus remontent alors dans leur véhicule, démarrent et s'engouffrent dans la rue Bichat.

Une témoin, Florence, raconte à l'AFP être arrivée sur place «en scooter, peut-être une minute après» l'attaque. «C'était surréaliste. Tout le monde était à terre. Personne ne bougeait dans le restaurant Petit Cambodge et tous les gens étaient par terre au bar Carillon. C'était très calme, les gens ne comprenaient pas ce qu'il se passait. Une fille était portée par un jeune homme dans ses bras. Elle avait l'air morte.»

Dans la salle du Carillon, «[j'ai vu] les gens mourir les uns après les autres, raconte le fils du propriétaire du bar. Par chance, les pompiers étaient déjà en train d'intervenir dans le magasin d'à côté. Et il y avait aussi des médecins de l'hôpital [Saint-Louis, voisin ndlr] parmi les clients». Une heure plus tard, les corps sont recouverts de draps blancs et le secteur quadrillé par des policiers nerveux, casqués et lourdement armés. Devant le Carillon, un jeune pompier apporte une chaise et une couverture de survie. Elles sont pour un homme dont un pied et le dos portent chacun un trou rouge, grand comme une pièce de 20 centimes. Frissonnant mais lucide, le blessé rassure ses proches au téléphone. Le pompier, blême, s'adosse au mur. «C'est ma deuxième fois…» lâche-t-il. Il a déjà vu l'horreur en face lors des attentats de janvier. Il a 21 ans. Tout autour, des portions croissantes du quartier sont interdites à la circulation des véhicules comme des piétons. «Ne restez pas là, circulez», lance un agent. Avant de préciser : «On dit ça pour vous. Vous restez près de nous, alors que nous sommes des cibles.»

Stade de France, 21h20, 21h30 et 21h53

A la même heure, au Stade de France de Saint-Denis, le match France-Allemagne bat son plein. Venus de Tours pour l'événement, Christophe et son fils Dienzo ont pris place en tribune après avoir avalé un hamburger dans un Quick voisin, avenue Jules-Rimet. Il est 21 h 20 lorsque, à proximité du même restaurant, un homme active sa ceinture d'explosifs. L'équipement comprend du TATP, des piles, des boulons et un détonateur à poussoir. «Il a été pulvérisé, on n'a rien retrouvé», glisse un policier en faction.Un passant trouve la mort dans l'explosion.

Dix minutes plus tard, un second kamikaze se fait sauter devant la porte H du Stade de France. «A vingt minutes de la mi-temps, on a entendu un premier boum, raconte Dienzo. Ça a fait trembler tout le stade». Son père précise : «On était dans les étages supérieurs, et le souffle a fait tomber de la poussière un peu partout dans les tribunes. A la mi-temps, on est montés un peu plus et on a vu les cars de CRS à l'extérieur.» A la 65e minute de jeu, le coup de fil d'un proche leur apprend la situation à Paris.

Dans une brasserie voisine du stade, un militant socialiste termine son café. Il se lève pour se rendre aux toilettes, dont sort «un gars au visage puant l'angoisse et transpirant». Il s'imagine alors un braquage en préparation. L'homme se fera lui aussi exploser, dix mètres plus loin : il est 21 h 53 quand se produit une troisième et dernière explosion à Saint-Denis.

A ce moment, le président François Hollande, présent au match, quitte le Stade de France pour le ministère de l'Intérieur. Sur la pelouse, la rencontre se poursuit, mais certains spectateurs quittent à leur tour l'enceinte. «Sur le parvis du stade, les mouvements de foule étaient impressionnants. Les gens couraient, s'écrasaient, se piétinaient», explique Otman (1), qui travaillait dans une pizzeria des environs lorsque la première détonation a retenti. Il dit avoir «tout de suite compris ce qui se passait». Sur ordre de la police, son établissement ferme ses portes. Dans un deuxième temps, le public est appelé à ne pas quitter l'enceinte du stade, qui est bouclée.

Rue du faubourg du Temple, 21h32

Dans Paris, entre-temps, l’équipée meurtrière s’est poursuivie non loin du Carillon et du Petit Cambodge, au croisement des rues du Faubourg-du-Temple et de la Fontaine-au-Roi. Depuis ce carrefour passant au bord du canal Saint-Martin, on devine la place de la République et sa statue, encore couverte de graffitis en mémoire des attentats de janvier.

A 21 h 32, la Seat noire s'arrête devant le café Bonne Bière. Un ou plusieurs descendent et ouvrent le feu. Cinq personnes sont abattues. Là aussi, une centaine de douilles seront retrouvées. Dans un McDonald's faisant face au bar, le personnel précipite les clients au sous-sol dès les premiers coups de feu. «Sur le moment, j'ai pensé : "Putain, encore ces Chinois qui font chier avec leurs pétards"», avoue une cliente du fast-food. En fait de pétards, dix impacts de balles criblent la devanture du café. Entre celui-ci et le restaurant, la vitrine du lavomatic est en partie explosée.

Fettouma, une riveraine de 50 ans, habite de l'autre côté du canal. De sa terrasse, elle a dominé les événements. «J'étais au téléphone au moment de la fusillade, raconte-t-elle. Même la personne à qui je parlais a entendu les tirs !» Juste après les coups de feu, elle voit un homme armé courir, portant selon elle une casquette et un blouson en cuir. «Il n'a rien dit, rien crié. Les gens se précipitaient dans tous les sens, il y avait des gens à terre.» Elle aussi présente, sa fille de 23 ans l'accompagne dans la rue : «Rue du Faubourg-du-temple, la conductrice d'une petite voiture grise était blessée, raconte-t-elle. J'ai vu un homme mort, au sol, du sang coulait de sa bouche. C'était vraiment horrible.» La voiture de l'équipée macabre repart, la campagne meurtrière continue.

Rue de Charonne, 21h36

La prochaine cible se situe à un petit kilomètre de là, à l'autre extrémité du XIe arrondissement. La rue de Charonne rassemble quantité de bars et de restaurants, très courus le week-end. Beaucoup ont des terrasses, surtout au niveau de la rue Faidherbe. C'est là que l'équipe à la Seat frappe à nouveau. A 21 h 36, la voiture s'arrête devant la Belle Equipe, une brasserie de quartier. La terrasse - quelques mètres carrés où se serrent les consommateurs sous les chauffages au gaz - se trouve prise sous un feu nourri. Dix-neuf personnes perdent la vie.

Boulevard Voltaire, 21h40

A 21 h 40, une explosion retentit au Comptoir Voltaire, un bar proche de la place de la Nation. «C'était avant la mi-temps du match de foot», se rappelle un gamin habitant juste au-dessus de l'établissement. Une habituée, proche d'une serveuse et du gérant, raconte qu'«un homme est arrivé et a commandé un café. Puis il a actionné sa bombe et des boulons énormes ont volé de partout». Le kamikaze, dont l'itinéraire reste encore flou, est équipé d'un dispositif similaire à celui du Stade de France. Ici, il ne tue pourtant que lui-même. Gravement blessée, la serveuse a survécu.

Samedi soir, on n'était pas en mesure de savoir si ce kamikaze appartenait à l'équipée de la Seat noire. Lors de sa conférence de presse, François Molins n'a pas voulu confirmer que les trois personnes interpellées en Belgique étaient les auteurs de ces trois fusillades. En revanche, ce qui est sûr, c'est qu'à l'autre bout du boulevard Voltaire, une deuxième équipe, cette fois installée dans une Polo noire, passe à l'action : trois hommes forcent l'entrée de la salle de concert le Bataclan. Commencent alors plus de deux heures d'horreur, qui se concluent sur le plus lourd bilan humain de la soirée, avec au moins 89 victimes et la mort des trois terroristes.

François Hollande prend la parole deux heures plus tard, juste avant minuit. Le président de la République déclare l'état d'urgence. Les rues de Paris, passablement vides, se remplissent de petits groupes de policiers, lourdement armés. Les passants cherchent des taxis, de plus en plus difficiles à trouver à mesure que la nuit avance. Non loin de la place de la République, un chauffeur, barbe longue et fine, prend son service. Il dormait pendant les attaques et commence seulement à comprendre ce qui se passe : «Je suis musulman, je suis effondré. Ce n'est pas possible tant de violences, ce sont des fous. C'est terrible, ça va être l'escalade. On va être obligé de répliquer, d'aller bombarder, de faire la guerre là-bas.» Mais il a peur aussi : «Je viens de lancer mon affaire de taxi, mais s'il n'y avait pas ça, je crois que je quitterais Paris, ça devient trop dangereux. Mes parents, ils sont originaires d'Algérie, j'ai envie d'aller me cacher dans leur petit village.»

(1) Le prénom a été changé.