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Témoignages

Paris : «J’ai peur d’avoir peur»

Procès des attentats du 13 Novembre 2015dossier
Rues désertes, magasins fermés, mines graves… La capitale s’est réveillée samedi en état d’urgence. Touristes et habitants témoignent.
Dans les Halles, ce samedi à Paris. (Photo Guillaume Binet pour «Libération»)
publié le 14 novembre 2015 à 19h23

Libération a sillonné Paris samedi. Du nord au sud de la ville, des quartiers populaires aux plus huppés.

Goncourt

Aux abords du restaurant le Petit Cambodge et du bar le Carillon, dans le Xe arrondissement, l'ambiance est fébrile. La police a interdit la circulation. Peu de piétons, de voitures et de monde en terrasse. Le Franprix est fermé. Au carrefour entre le restaurant et le bar, la foule se presse devant les traces de sang séché et dépose au pied des devantures fleurs, bougies, drapeaux français, dessins. Des commerçants ont choisi d'ouvrir. Frédéric, 48 ans, patron de l'épicerie fine Chez Fred : «On ne va pas avoir peur, même si le pays est à moitié en guerre.» Fanny, 43 ans, serveuse au Café Clochette, rue Bichat : «On a hésité, on aurait fermé si le quartier était bouclé. On ouvre à contrecœur.»Marie-Laurence, retraitée, est choquée : «Je n'ai pas dormi et j'ai osé sortir ce matin pour acheter des cigarettes.» Au Bichat, la cantine de quartier, chacun s'affaire. Armelle, 63 ans : «On a ouvert pour accueillir les gens. Je suis une maman, je crois que c'est important de nourrir les gens.»

Plus loin, un périmètre de sécurité encercle les environs du Bataclan. La police scientifique relève d’éventuelles traces. Personne ne peut accéder à son véhicule. Les habitants ne peuvent circuler sans papiers d’identité. Les journalistes sont tenus à distance, les télés massées sur une place. Les supermarchés n’assurent plus les livraisons. Au Super U de la rue Oberkampf, la caissière Samia a demandé à quitter son poste, craignant de vomir. Tous ceux qui passent dans la rue marquent un temps pour fixer de loin le Bataclan.

Grands Boulevards

Des trottoirs inhabituellement vides : c'est ce qui saute aux yeux, sur le chemin qui sépare la place de la République des grands magasins du IXe arrondissement. Lazhar, 31 ans, kiosquier, murmure : «Les clients sont choqués, ils ne parlent pas beaucoup.» Henri, 37 ans, sapeur-pompier, et Christelle, 40 ans, infirmière, touristes originaires de Narbonne (Aude), expriment, eux, de la colère : «Espérons que la sécurité va vraiment être renforcée. On est allés voir la comédie musicale Résiste, ils ouvraient à peine les sacs, pareil au musée Grévin. Il n'y a qu'à la tour Eiffel que c'est bien surveillé.» Au cinéma le Rex, les agents d'accueil Robin et Djemel sont en berne : «On a un nouveau spectacle qui commence ce samedi : il y avait 450 préréservations, ils sont trente dans la salle…» Leur directeur, Alexandre Hellmann : «Les lieux comme le nôtre vont connaître un gros taux d'annulation, et ça va durer un certain temps. Mais si on s'enferme tous, ça ne va pas être possible, il faut que la vie continue.» Le boulevard Haussmann, épicentre du shopping, laisse bouche bée : l'artère surencombrée a pris des allures de désert, on se croirait un 1er janvier. Devant les Galeries Lafayette qui viennent de fermer (il est midi), on rencontre Zeljko, 57 ans, guide d'un groupe de touristes croates. «On voulait se changer les idées… En Croatie, on a expérimenté ce type d'ambiance, juste avant la guerre civile.» Dans la galerie marchande de la gare d'Austerlitz sillonnée par des militaires en treillis et armés de fusils, Aurélie, 28 ans, responsable d'un magasin, renvoie gravement : «Les gares sont des endroits dits sensibles, mais vu les lieux attaqués hier, c'est tout Paris qui est devenu sensible, non ?»

Couronnes et Buttes-Chaumont

Le métro Couronnes (XIe arrondissement) est l'un des points de rencontre de la communauté musulmane parisienne. Samedi matin, plusieurs magasins du boulevard de la Villette ont gardé leurs grilles baissées. Achou, 45 ans, est venu de Saint-Ouen : «J'ai mal au cœur. Depuis ce matin, je me dis qu'on va me regarder différemment parce que je suis arabe. Ça s'est aggravé après Charlie. Je vois des gens changer de place dans les transports, se boucher le nez à côté de moi. Je vis en France depuis quinze ans et je me pose des questions sur mon avenir. Ce sera plus difficile de trouver du travail.» Vers les Buttes-Chaumont, tout est calme. John, informaticien américain de 41 ans, est sorti faire son jogging «pour prendre l'air». «Je suis déjà allé au Carillon, ça aurait donc pu m'arriver. Ceux qui ont fait ça n'ont rien à perdre. On leur lave le cerveau. Je commence à sentir qu'on est dans un état de guerre.» A quelques mètres de là, Yanin, 18 ans, sort de la synagogue avec son père et ses deux frères. En plein shabbat, il a appris les attentats de la veille par un soldat : «Sans radio et télé, ni téléphone, on n'était au courant de rien cette nuit. C'est pire que de la tristesse, c'est de la souffrance. Je continuerai à vivre normalement. Mais en tant que juif pratiquant, ça fait un moment que je cache ma kippa sous une casquette. C'est le bonus pour eux s'ils touchent un juif.»

Les Halles

Angle Réaumur-Sébastopol (Paris, IIe), Thierry, 56 ans, médecin anesthésiste pour une société d'assistance et de rapatriement, craint «que se reproduise le scénario de 1995 avec un attentat tous les deux jours pendant dix jours». Soudain, il se fait plus volubile : «On a manifesté pour Charlie en disant : "Attention, il ne faut pas faire d'amalgame avec les musulmans de France." Mais aujourd'hui, il faut appeler un chat un chat : les musulmans dans leur globalité ont une part de responsabilité. Je suis dans la colère du matin, je ne dirai peut-être pas la même chose dans trois jours. Evidemment, il faut que nous restions soudés, mais il faut que les musulmans se remettent en question, comme les Allemands l'ont fait après 1945.» Thierry ne votera jamais «la mère Le Pen». Ni pour ce «crétin» de Sarkozy ni pour Hollande, «qui a échoué». Il sera de garde pour les élections régionales, «ce qui lui fera une excuse pour ne pas aller voter». Rue Saint-Denis, Salem, 22 ans, a failli ne pas venir travailler dans la sandwicherie où il coupe des pains. Gasmin, 25 ans, a, lui, baissé le rideau de fer quand il a appris la nouvelle vendredi et est rentré chez lui la peur au ventre. Il répète : «Il faut plus de contrôle, fermer les frontières.» Tandis que Salem insiste : «On doit rester solidaires.» Au Supermarket de Châtelet, Semican, 50 ans, épicier : «Je suis kurde, chez nous, c'est tous les jours que des gens se font tuer par l'Etat turc. Ce même Etat qui a aidé Daech en Syrie et fait qu'il frappe en France. Mais quand l'Etat islamique est entré en Syrie, tout le monde a fermé les yeux.»

Passy

Dans la bourgeoise rue de Passy, dans le XVIe, les riverains vaquent, plus pressés qu'à l'ordinaire, comme ce couple qui marche vite en se tenant par la taille. «Ça fait un peu peur. Mais on ne va pas rester enfermés toute la journée. Il faut juste éviter les terrasses», explique Grace, 26 ans. Plus bas, dans une bijouterie, Odette, 70 ans, discute avec Sandra, même âge, qui tient la petite boutique. «On ne sait pas si c'est terminé. Vous savez, vous, si tout le monde a été arrêté ? Le Président nous a plus apeurés qu'autre chose.» Elle fait un signe de tête vers la rue : aucun CRS, aucun militaire. «Ici, on est protégés. Il y a un sas. Si je vois un barbu habillé en noir, je ne le laisse pas entrer.» Dans le centre commercial Passy Plaza, tout est ouvert. Ou presque. Kanda, vigile, a du boulot. Il fait ouvrir les sacs des clients à l'entrée de la galerie, les sacs plastiques, les sacs à main, à dos, tous. «On a eu du renfort. C'est les dérogations de Noël, tout est ouvert.» Au milieu de la galerie, près du Monoprix ouvert et bourré de monde, une aire de jeux Lego. Pascal, 37 ans, chef d'entreprise, y accompagne son fils de 8 ans. «J'ai peur d'avoir peur. De changer mon mode de vie et que les terroristes aient atteint leur but. Contrairement à janvier, aujourd'hui, tout le monde est touché.» Il a quand même renoncé à son programme : «Nous devions déjeuner chez un camarade de classe de mon fils, rue Oberkampf. Annulé.» Près de la tour Eiffel, fermée, sous laquelle autant de militaires que de touristes circulent, Jerry et Susanna, Irlandais proches de la cinquantaine : «C'est notre premier voyage depuis notre lune de miel. Nous sommes inquiets et concernés.» Sur le pont de Grenelle, deux mariés se font photographier avec la tour à l'arrière-plan : Moustapha et Lamia, 27 et 24 ans. «C'est sûr qu'on est stressés», dit le marié qui s'engouffre dans une limousine en double file.

Rue de Sèvres

«Fermeture exceptionnelle.» Le papier griffonné est scotché sur une vitrine d'une boutique de chaussures. La même affichette est partout. Dans cette artère du huppé VIIe, quand les magasins ne sont pas fermés, ils sont vides. Après avoir ouvert quelques heures dans la matinée, le Bon Marché a descendu les grilles. «C'est étrange de voir les décorations de Noël», dit une passante. Tout est silencieux. Les terrasses du Flore, des Deux Magots sont pleines mais comme en pause. Ce qui rend d'autant plus saillants quelques éclats de rire, d'autant plus grotesques les selfies de touristes… Sandrine, vendeuse de chaussures d'une boutique de la rue de Babylone : «Il n'y a personne, ma patronne a tenu à ce qu'on reste ouvert. Je suis bloquée ici jusqu'à 19 heures, je veux rentrer chez moi.»