Cette photographie est triste, voire franchement sinistre. L'immeuble est défraîchi, le rideau de fer de la vitrine est baissé, et les volets, quand ils sont ouverts, dévoilent des fenêtres occultées par un halo sale. Et puis il y a cette ombre qui détruit toute la luminosité de l'image. Mais ce qui la rend définitivement sombre, ce n'est pas seulement sa composition chromatique, mais sa légende : «Dans le centre-ville de Beaucaire, mercredi.» Elle est signée Nanda Gonzague et s'imprimait jeudi dans Libération, accompagnant un reportage de Sarah Finger à Beaucaire, ville du Gard dirigée par le jeune frontiste Julien Sanchez, et qui a massivement voté dimanche dernier pour l'extrême droite, la liste de Marion Maréchal-Le Pen approchant les 60 %. Dans l'article, on lit : «Aucun indicateur ne semble vouloir virer au vert : le taux de chômage atteint 20 %, le taux de pauvreté 28 %. Seuls 40 % des foyers paient des impôts.» En gros, à Beaucaire, rien ne va et surtout pas le vote de ses habitants. Dans la même double page, apparaissait une autre photo, prise par Stéphane Remael à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais) où, devant un mur abîmé, un panneau affichait quatre posters «Marine présidente». Là encore, aucun être humain. Choisir de ne montrer personne dans les zones frontistes illustre notre malaise vis-à-vis de ces espaces-là. Ce sont des enclos dont on voudrait oublier qu'ils sont peuplés, au même titre que le camp de migrants de Calais. Depuis dimanche soir, court dans les conversations, du peuple de gauche notamment, l'idée que, après tout, pourquoi pas laisser le FN gagner en Paca et dans le Nord-Pas-de-Calais-Picardie, que «les gens» se rendront bien compte… Ils en paieront le prix, ils verront bien, on les aura prévenus que ça allait pas être rose, mais vraiment brun. En réalité, prôner cela, c'est accepter de lâcher ces «gens», d'abandonner l'idée même de République ou de communauté nationale.
La tristesse de cet immeuble, c’est celle de Beaucaire. Mais ce que tant de commentateurs oublient, c’est que si Beaucaire, Hénin-Beaumont ou Hayange sont des espaces lugubres, ce n’est pas uniquement à cause du FN. C’est justement le désespoir dans lequel ont été laissés ses habitants qui a appelé à cette surenchère de tristesse. Il y a encore une dizaine d’années, un siècle au regard de l’ascension du parti, les sympathisants frontistes se cachaient. Pendant les soirées électorales, au cours des duplex des télés en direct du Paquebot, les membres du FN sortaient du champ de la caméra, se cachaient de peur d’être reconnus par les voisins ou collègues. Aujourd’hui, c’est l’inverse, ils se montrent. Chaînes d’information et journaux se plaisent à montrer les visages éructants, les envolées odieuses du fan-club de Marine Le Pen.
Cette photographie montre l'inverse, veut prouver la réalité sombre des villes FN. Qu'est-ce qu'on voit ? Rien. «Couvrez "cet électeur" que je ne saurais voir, / Par de pareils objets les âmes sont blessées, / Et cela fait venir de coupables pensées.» Le problème est que le mystère crée le fantasme, nourrit l'imaginaire. Comme celui d'électeurs barricadés chez eux, de zombies prêts à mordre, qui vivraient dans une maison dont il ne faudrait jamais passer le pas de la porte, sous peine d'être mordus. Comme dans The Walking Dead, l'antidote à la contamination n'a pas encore été trouvé. A la gauche, à nous tous, d'oser soulever le rideau de fer, d'entrer dans la maison et d'apporter la cure. Avant que le cauchemar ne soit réel.