Sécurité, poursuite de l'activité économique, libertés syndicales, détection de la radicalisation : où en sont les entreprises plus d'un mois après le 13 Novembre ? Réunis au ministère du Travail, début décembre, syndicats et représentants patronaux ont dressé un premier bilan lors d'un «comité de suivi sur les impacts des attentats dans le monde du travail». Née d'une première rencontre à Matignon, le 20 novembre, et chapeautée par Myriam El Khomri, la ministre du Travail, cette instance doit permettre aux partenaires sociaux de faire remonter les difficultés concrètes du monde du travail, et ce, pendant toute la durée de l'état d'urgence. Des échanges avant tout «opérationnels», jurent les participants. Mais qui soulèvent des points de tension.
Des patrons inquiets pour leur business
Au total, les attentats de Paris pourraient coûter deux milliards d'euros à l'économie, selon Bercy. Un point que le patronat n'a pas manqué de mettre sur la table. A commencer par Pierre Gattaz, le président du Medef, qui, dès le 20 novembre, plaidait pour qu'«un juste milieu» soit trouvé entre «des mesures trop drastiques ou antiéconomiques» et le renforcement de la sécurité. Le Medef a aussi demandé que les organismes collecteurs, notamment l'Urssaf, soient «compréhensifs», notamment avec les commerçants franciliens subissant une baisse de fréquentation, jusqu'à moins 40% pour certains.
Depuis, des mesures ont été annoncées par les pouvoirs publics. Les quinze bars et commerces parisiens victimes directes des attentats devraient recevoir une aide totale de 560 000 euros de la mairie de Paris. Le Premier ministre a aussi proposé des mesures financières pour les acteurs du tourisme et de l'hôtellerie. «Le commerce parisien et de certaines grandes villes de France est en souffrance, car le moral pèse autant que la peur», reconnaît Jean-Louis Malys de la CFDT, avant de dénoncer l'empressement du patronat à réclamer des aides. «C'est un peu petit d'esprit», pointe-t-il, sans minorer le risque sur l'emploi. «Ces secteurs, notamment le tourisme, sont habitués aux chocs conjoncturels, mais il ne faut pas que cela dure trop longtemps. Sinon, il pourrait y avoir de la casse sociale», ajoute Franck Mikula de la CGC. D'autant que la question du recours à l'«activité partielle» semble se poser dans plusieurs entreprises. «Nous avons demandé aux services de l'Etat, qui enregistrent les demandes, d'y être attentifs», confirme le ministère du Travail.
Des partenaires sociaux divisés sur la sécurité
Le sujet est un peu retombé depuis le 13 Novembre, mais la sécurité reste à l'ordre du jour. «Les entreprises habituées à gérer du risque ou du public ne se posent pas trop de questions. En revanche, les plus petits établissements ne savent pas quelles démarches suivre», note un responsable du Medef. Contrôle d'accès aux bâtiments, fouille des sacs, rondes de sécurité : l'organisation patronale a publié un guide pratique à destination de ses adhérents. «Il faut réfléchir à ce qui peut être fait, sans que cela aille trop loin pour les salariés», souligne Franck Mikula de la CGC.
Conséquence de ce renforcement sécuritaire : la charge de travail des professionnels du secteur est à la hausse. «Des problèmes commencent à remonter, explique Jean-Louis Malys. Des sociétés de sécurité peinent à recruter, car les postes nécessitent des formations spécifiques. Du coup, dans certaines entreprises, les salariés sont assez fatigués.» Même chose dans le secteur public : «Les fonctions deviennent très opérationnelles, y compris pour des agents qui d'habitude n'avaient pas ce genre de missions. On sent une certaine saturation», pointe le syndicaliste. Particulièrement mobilisés, les policiers sont «énormément sollicités», ajoute Céline Verzeletti de la CGT. «Le risque d'épuisement est réel. D'autant que les effectifs supplémentaires promis par le gouvernement ne vont pas arriver demain. Il faut le temps de les former», ajoute-t-elle.
C'est, en partie, pour «ne pas mobiliser des forces de police déjà sous tension» que la CFDT a approuvé l'état d'urgence, et les restrictions du droit à manifester. «Mais il faut aussi que les libertés soient préservées», nuance Jean-Louis Malys, de la CFDT. La ministre du Travail, Myriam El Khomri, s'est voulue rassurante, le 20 novembre, soulignant que «la mise en œuvre de l'état d'urgence n'a pas vocation à restreindre les libertés syndicales et les actions revendicatives». Mais la colère monte à la CGT : «Nous avions demandé que l'état d'urgence entraîne le moins de restrictions de libertés possible, mais on s'aperçoit que nous n'avons pas été écoutés et que les refus de manifestation ont été nombreux. Même en province, plusieurs manifs ont été annulées. C'est le cas en Indre-et-Loire ou dans les Landes. Sans parler des arrestations, dimanche 6 décembre, sur la place de la République», alerte Céline Verzeletti.
Des syndicats soucieux de protéger le vivre-ensemble
Autre dossier à l'ordre du jour : la gestion du fait religieux. Un sujet que «les entreprises ont parfois peur d'appréhender», souligne la CFDT qui vient de publier un guide pratique à destination des salariés et employeurs. Le ministère du Travail en éditera aussi un, début 2016. Une initiative bien accueillie par les syndicats. «Il y a un vrai besoin des managers qui sont en souffrance. Dans la plupart des entreprises, cela se passe bien, mais quand il y a un problème, ils se retrouvent dans une zone grise compliquée. Dans l'aérien, on a eu l'exemple d'un steward refusant d'être en cabine avec des femmes. Dans un autre secteur, une manager a été agressée verbalement par un collaborateur qui refuse qu'une femme lui donne des ordres. Cela existait avant, mais depuis les attentats, il y a une cristallisation et les témoignages remontent davantage», pointe Franck Mikula de la CGC. Face à un cadre juridique trop méconnu, un éclairage est donc bienvenu. «Mais il est aussi nécessaire de renforcer le dialogue social, car la loi ne peut pas tout», souligne le syndicaliste. «Il faut laïciser les réponses», abonde Jean-Louis Malys. Et «éviter surtout tout risque de confusion entre la gestion du fait religieux et la question de la détection de la radicalité», sur laquelle le Premier ministre a demandé aux partenaires sociaux de plancher.
Des syndicats prudents sur la question de la radicalisation
Pour les confédérations, qui craignent particulièrement l'infiltration de salariés radicalisés au sein même des organisations syndicales, le sujet est sensible. Début décembre, Philippe Martinez, le patron de la CGT, expliquait que sa centrale avait dû exclure plusieurs «intégristes islamistes» au sein de son syndicat chez Air France. La RATP est aussi ciblée, mais également d'autres secteurs comme celui du nettoyage. «Un sujet embarrassant, mais qui a toujours existé de manière très localisée, note Franck Mikula de la CGC. Certaines sections syndicales caressent des communautés dans le sens du poil, puis s'en mordent les doigts. Dans certaines conditions, il y a des communautés qui ont le droit d'être défendues, mais il faut des limites.»
Gare donc à l'«emballement», ajoute Jean-Louis Malys : «Dire qu'il faut signaler les barbus, cela peut être dangereux. Le risque, c'est que ça tourne à la délation. Si on se méfie les uns des autres, cela va favoriser la division et on n'a pas besoin de cela.» Même discours de la CGT : «Il ne faut pas tout mélanger. Il s'agit de questions profondes qui méritent un véritable état des lieux. Et puis, la ministre semble dire que c'est de la responsabilité de chacun. Mais faire la chasse aux salariés radicalisés, je ne crois pas que ce soit notre rôle.»
Une pondération dont n'a pas fait preuve Geoffroy Roux de Bézieux, vice-président du Medef - même si l'organisation patronale affiche aujourd'hui un discours de prudence. Quatre jours après les attentats, il affirmait ainsi : «[Quand] quelqu'un refuse de travailler sous les ordres d'une femme ou de serrer la main d'une femme […], le devoir du chef d'entreprise, après avoir fait les remarques nécessaires, c'est de signaler à la police ce comportement.» Une position plutôt proche de celle de la CGPME, dont l'enquête, publiée fin novembre, a fait remonter plusieurs demandes de ses adhérents, comme la mise en place «d'un numéro vert signalement», la vérification de «l'antériorité des salariés» lors de la déclaration préalable à l'embauche, ou encore le souhait d'être «prévenu si un de ses salariés fait l'objet d'une fiche S».
Autant de sujets repoussés à une prochaine réunion du comité de suivi, en janvier.