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Négociations

Le Medef perd son pompier social

Jean-François Pilliard abandonne à la fin du mois son mandat au sein de l’organisation patronale. Un départ qui fragilise et inquiète l’Elysée.
Jean-François Pilliard (à gauche), avec Pierre Gattaz, en juillet 2014 lors de la Grande conférence sociale pour l'emploi, au Conseil économique, social et environnemental. (Photo Fred Kihn)
publié le 20 décembre 2015 à 18h51

Pour l'Elysée, ce départ est un coup dur. «Il va manquer dans le paysage», confirme l'entourage de François Hollande. «Il», c'est Jean-François Pilliard, le «monsieur social» du Medef qui, à 67 ans, abandonne, au 31 décembre, ses mandats au sein de l'organisation patronale. Et donc l'arène des négociations interprofessionnelles, avec les syndicats.

De par sa fonction, Pilliard aurait pu y tenir le rôle du «méchant», représentant du grand et petit capital, relais intransigeant d'une organisation dont le président, Pierre Gattaz, fustige urbi et orbi des curseurs sociaux selon lui trop favorables aux salariés - de l'âge de la retraite à la durée du temps de travail. Or, loin d'être ce clou dans la chaussure d'un chef de l'Etat attaché à restaurer le dialogue social au point d'en faire un marqueur de son quinquennat, Pilliard s'est vite imposé en interlocuteur «fiable» et «carré» du pouvoir, soucieux de consensus et de paix sociale. «Il a réussi toutes les négociations qu'il a entreprises», salue l'Elysée. De quoi mettre une grosse pression sur le président de l'UIMM et dirigeant d'entreprise, Alexandre Saubot, qui prend sa relève à compter du 1er janvier. «Il va devoir s'imposer», admet-on au Château.

Car, pour réussir, savoir négocier ne suffit pas toujours. Il faut aussi savoir résister. Pilliard le sait, lui qui, au printemps 2015, a mis sa démission dans la balance quand Gattaz avait refusé d'entériner le projet d'accord sur l'Unédic qu'il venait d'arracher aux syndicats. Une heure de tollé plus tard, le patron des patrons avait dû baisser pavillon. «Pilliard incarne la génération des patrons humanistes, ouverts, attachés au dialogue et à l'intérêt collectif, témoigne le leader de FO, Jean-Claude Mailly, qui confie le tutoyer en privé. A première vue, Saubot est de la même école. L'inverse d'un Gattaz qui pense que la France devrait être gérée comme son entreprise, Radiall…» Pilliard corrige : «Il y a une certaine complémentarité entre moi et Gattaz. Il me dit souvent en rigolant : "Je tape, tu démines."»

Scandale.La gestion de crise, Jean-François Pilliard connaît bien. Depuis sa nomination en 2008 comme délégué général de l'UIMM, la puissante fédération patronale de la métallurgie, il n'a même connu que ça. L'organisation est alors rongée par le scandale de la «caisse noire» dans laquelle son patron de l'époque, Denis Gautier-Sauvagnac, puisait de quoi «fluidifier» les relations avec les syndicats. «En interne, l'UIMM était extrêmement déstabilisée», se souvient Pilliard. Sa légitimité vis-à-vis des pouvoirs publics était laminée, les contacts avec les syndicats étaient difficiles, et les relations avec le Medef exécrables. Encore aujourd'hui, le mot "fluidifier" est tabou ici. Je ne l'ai jamais prononcé.» En tandem avec le nouveau président de l'UIMM, Frédéric Saint-Geours, Pilliard se démène pour redresser la maison. A la clé, une modification en profondeur de la culture interne. «L'UIMM avait une conception très sélective des relations sociales : on discutait avec certains syndicats et pas avec d'autres, ce qui n'a jamais été ma conception du dialogue social», témoigne l'ancien DRH de Schneider. Méfiante de prime abord, Laurence Parisot, alors patronne des patrons, voit vite en lui le pacificateur qu'il lui faut au moment où la crise commence de raidir les entrepreneurs. Elle lui confie la première négociation sur la formation professionnelle continue. Vingt-huit heures de pourparlers serrés plus tard, le nouveau «monsieur social» du Medef accomplit un tour de force : faire tomber d'accord les cinq organisations de salariés et les trois patronales…

«Belle énergie». Les ministres du Travail, Pilliard en a vu défiler six, si l'on compte la dernière en date, Myriam El Khomri, qu'il a «peu» pratiquée, qui «doit apprendre», mais qui, dit-il, est dotée «d'une belle énergie». Pour tous, droite et gauche confondues, il a un mot gentil, même s'il aurait aimé travailler plus longtemps avec Xavier Bertrand, ex-ministre de Sarkozy. «Dans mes relations avec les politiques, je n'ai jamais fait passer mes convictions avant l'intérêt général, dit-il. Je ne me pose pas la question de l'étiquette de mes interlocuteurs. L'important, c'est d'avancer, de trouver les bonnes solutions.» Ses flèches, il les réserve à «l'exécutif» en général qui, dans une France restée très «colbertiste», demeure «très loin de la réalité de l'entreprise». D'un président à l'autre, Pilliard ne concède donc que des «nuances». «A l'époque de Sarkozy, se souvient Pilliard, les sommets sociaux organisés à l'Elysée duraient deux ou trois heures. C'était très formel, et à la sortie, les partenaires sociaux recevaient la feuille de route qui avait été préparée avant… Avec Hollande, des conférences sociales ont été mises en place. Il y a plus d'échanges, plus de partages sur la méthode, mais à la sortie il y a toujours la fameuse feuille de route… Le style a changé mais, sur le fond, la question de l'équilibre entre la démocratie politique et la démocratie sociale reste posée.»

35 heures.Si la volonté hégémonique des pouvoirs publics entrave le dialogue social, elle n'est pas seule en cause. Entre décroissance, mondialisation du business, mutations technologiques et apparition de nouveaux modèles économiques, nombre de chefs d'entreprise ont depuis 2008 eux aussi perdu le nord. «Le social est devenu leur bouc émissaire. Les patrons font des 35 heures, de la complexité du code du travail, du débat sur les licenciements collectifs ou individuels, la cause de tous les malheurs de l'entreprise, dénonce le vice-président du Medef. Il n'y a plus d'objectivité dans l'appréciation de la situation. L'émotionnel l'emporte trop souvent sur le rationnel.»

Si Pilliard regrette l'actuel jusqu'au-boutisme de certains patrons, c'est qu'il a connu météo plus orageuse au sein des entreprises, durant ces années 80 de restructurations lourdes, où les conflits sociaux étaient à la fois plus fréquents et plus durs. Les séquestrations de dirigeants n'étaient alors pas rares. Lui-même n'y a pas coupé quand il travaillait dans l'industrie. «Une fois, 250 personnes ont envahi la salle où l'on négociait une réduction d'effectifs et m'ont acculé au mur, dit-il. Il y avait une forme d'hystérie collective, j'ai eu peur physiquement. J'ai dit au délégué CGT : "A partir de maintenant, tout ce qui va se passer relève de votre responsabilité !" Il s'est interposé…»

Au souvenir de la chemise déchirée du directeur du personnel d'Air France, Pilliard n'hésite pas à dénoncer des comportements «inacceptables». Mais «la récupération politique a été tout aussi scandaleuse que les faits : expliquer à partir de ce type de situation que le dialogue social ne marche pas en France, c'est déformer la réalité».

Son départ du Medef ne facilite en tout cas pas les choses. D'autant que Pilliard, à qui l'ESCP Europe va confier une chaire «Dialogue social et compétitivité des entreprises», n'est pas le seul à rendre son tablier. Le directeur de cabinet de Matignon en charge du social, Gilles Gateau, vient de rejoindre la direction des ressources humaines d'Air France. Des acteurs qui étaient en place en 2012 lors de l'élection de François Hollande, il ne reste plus que le patron de FO, Jean-Claude Mailly, et celui de la CFTC, Philippe Louis. «C'est l'équipage du dialogue social qui est à reformer, soupire l'entourage de François Hollande. Or dans la réussite ou l'échec d'une négociation, il y a souvent un côté épidermique, lié à la connaissance que les acteurs ont les uns des autres. Là, tout est à reconstruire.»