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Libération

L’urgence gravée dans le marbre

Avalisé avec des réserves par le Conseil d’Etat, le projet de révision de la Constitution doit être examiné ce mercredi en Conseil des ministres.
François Hollande le 19 novembre aux Invalides. (Photo Marc Chaumeil)
publié le 21 décembre 2015 à 19h51

Il n'en reste qu'un : le «36-1». Puisque François Hollande a décidé d'abandonner l'idée de déchoir les binationaux «nés Français» jugés coupables d'actes de terrorisme (lire ci-contre), seul l'article relatif à l'état d'urgence subsiste au menu de la révision constitutionnelle annoncée le 16 novembre à Versailles par le chef de l'Etat devant les parlementaires réunis en Congrès. Le projet de loi doit être présenté ce mercredi en Conseil des ministres mais, pour l'instant, l'exécutif ne laisse rien filtrer de la rédaction finale de cet article qui viendrait compléter celui sur «l'état de siège». Selon l'avant-projet qui a recueilli la semaine dernière un avis favorable du Conseil d'Etat, l'idée est de dupliquer en partie la loi du 3 avril 1955 instituant l'état d'urgence, revue et «toilettée» le 20 novembre, une semaine après les attentats de Paris. L'arsenal législatif créé sous la IVe République, en pleine guerre d'Algérie, a ensuite été utilisé en Nouvelle-Calédonie (1984) et en Ile-de-France lors des émeutes de 2005.

Toujours «décrété en Conseil des ministres» en cas de «péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public» ou «d'événement présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique», ce nouvel article 36-1 laisserait à la loi, sous le contrôle du juge administratif, le soin de détailler les mesures en cas d'état d'urgence (contrôles d'identité sans justification, retenues et saisies administratives sans autorisation préalable…). La durée serait, comme aujourd'hui, déterminée par le Parlement et non par l'exécutif. Ce dernier aurait ainsi douze jours, une fois l'état d'urgence décrété, pour venir devant députés et sénateurs pour qu'ils fixent le temps que doit durer ce «régime civil d'état de crise».

1. Pourquoi rendre l’état d’urgence constitutionnel?

Ce sera l'argument numéro 1 de l'exécutif : inscrire l'état d'urgence dans la Constitution permet de le «sécuriser», insiste-t-on dans l'entourage du Premier ministre. Dans son exposé des motifs de l'avant-projet transmis au Conseil d'Etat, le gouvernement justifie ainsi cette «inscription dans la Constitution» par «la garantie la plus haute que, sous le choc des circonstances, la loi ordinaire ne pourra pas étendre les conditions d'ouverture de l'état d'urgence». Soit : si demain un gouvernement plus dur venait à diriger le pays, il ne pourrait pas modifier facilement les conditions de l'état d'urgence puisqu'il lui faudrait en passer par une nouvelle révision constitutionnelle, plus difficile à faire qu'un simple changement de loi. Les opposants à l'inscription d'un tel «régime civil d'état de crise» dans la Constitution retournent l'argument : dans le marbre, il sera impossible de faire marche arrière.

François Hollande et Manuel Valls pourront toutefois s'appuyer sur les recommandations du Conseil d'Etat pour s'assurer, lors de la révision constitutionnelle, du soutien d'une gauche dont une partie des siens ne vote pas si facilement des mesures qui restreignent - même de façon temporaire - les libertés publiques. Dans sa décision transmise la semaine dernière au gouvernement, les magistrats ont ainsi pointé, «à deux titres, un effet utile» de cette réforme : d'abord, elle apporterait, selon eux, «un fondement incontestable aux mesures de police administrative prises par les autorités civiles pendant l'état d'urgence». Si on en reste au niveau de la loi - comme aujourd'hui -, il est possible pour un plaignant de contester la constitutionnalité des mesures prises sous état d'urgence (lire aussi encadré page 3). La retranscription de la loi de 1955 dans la loi fondamentale empêcherait, par définition, tout risque d'inconstitutionnalité.

Autre «effet utile», selon le Conseil d'Etat : cette constitutionnalisation permettrait d'«encadrer la déclaration et le déroulement de l'état d'urgence en apportant des précisions de fond et de procédure qui ne relevaient jusqu'ici que de la loi ordinaire et que le législateur ordinaire pouvait donc modifier». En clair ce serait une «garantie» du contrôle de l'état d'urgence par le Parlement, puisque le nouvel article, s'il est rédigé comme attendu, laisse la loi décider de la durée de l'état d'urgence et des «mesures de police» placées «sous le contrôle du juge administratif».

2. Pérenniser l’état d’urgence?

Pour que le retour à la normale ne soit pas trop brutal, le gouvernement souhaite «organise[r] la fin de l'état d'urgence» via le nouvel article 36-1 de la Constitution. Dans son avant-projet présenté au Conseil d'Etat, l'exécutif demande ainsi à ce que «les autorités civiles», une fois l'état d'urgence terminé, puissent, «pendant une durée maximale de six mois», continuer à «maintenir en vigueur» certaines mesures exceptionnelles, comme par exemple le maintien d'une personne sous assignation à résidence ou la saisie de matériel, sans passer pour autant par le juge judiciaire. Et, «si une loi […] l'autorise», le gouvernement demande également à pouvoir «prendre des mesures générales pour prévenir le risque d'acte de terrorisme» (réglementation de la circulation des personnes et des véhicules ; fermeture provisoire des salles de spectacles, cafés, bars… ; interdiction de «certaines réunions»).

Cette sortie «en sifflet», comme on dit au sein de l'exécutif, est censée faire la transition entre l'état d'urgence et le retour aux règles normales. L'inscrire directement dans la Constitution plutôt que dans la loi aurait aussi l'avantage d'éviter le risque d'une inconstitutionnalité ou d'une non-conformité aux traités internationaux signés par la France. Mais, dans son avis rendu la semaine dernière, le Conseil d'Etat a, lui, estimé que ces mesures de transition n'avaient pas besoin d'être inscrites dans la Constitution. Les magistrats ont ainsi considéré que «l'objectif poursuivi pouvait être plus simplement atteint par l'adoption d'une loi prorogeant une nouvelle fois l'état d'urgence». En clair : soit le gouvernement, via le Parlement, choisit de maintenir l'état d'urgence, en «adaptant les mesures susceptibles d'être prises à ce qui est exigé par les circonstances», explique le Conseil d'Etat, soit il décide de sortir de ce «régime civil d'état de crise» et tout citoyen doit être protégé par les mêmes droits qu'en temps normal.

3. Un contrôle parlementaire déjà en vigueur

C'était une pilule pour faire avaler l'actualisation (et parfois le renforcement) de la loi de 1955 à certains sénateurs et députés inquiets des libertés malmenées par l'état d'urgence. Quand le Parlement a voté, le 20 novembre, un toilettage de la loi, il s'est doté au passage d'un pouvoir de contrôle. Une première, qui puise davantage dans la culture parlementaire anglo-saxonne que dans les grandes traditions de la Ve République. Chargé de mettre au point ce dispositif, le président de la commission des lois de l'Assemblée nationale, Jean-Jacques Urvoas (PS), a ainsi «cherché à inventer une chose pour laquelle le Parlement n'a aucune expérience». Outre un tableau de bord public recensant les mesures prises (nombre d'assignations à résidence, de perquisitions, d'armes découvertes…), le député a obtenu, avec son collègue Jean-Frédéric Poisson (LR), les moyens d'une commission d'enquête parlementaire : investigation sur place et sur pièces, possibilité de contraindre une personne à être auditionnée, etc.

Le tandem a fait un premier déplacement dans le Val-de-Marne pour interroger les services de justice, de police et de gendarmerie, et adresse à tour de bras des questions écrites au ministère de l’Intérieur. Il attend aussi des remontées d’informations par les associations, comme la Commission nationale consultative des droits de l’homme, le défenseur des droits et les députés eux-mêmes.

Pour autant, il ne faut pas s'attendre à voir la commission lever des lièvres en temps réel. Urvoas s'en tient d'ailleurs au rapport qu'il doit remettre à la fin des trois mois de l'état d'urgence. S'il a estimé que certains cas d'abus soulevés par la presse étaient finalement moins spectaculaires qu'ils n'en avaient l'air, le socialiste a, lors d'un point d'étape en commission des lois mercredi, exprimé des réserves. Il a évoqué «des interrogations manifestes sur la justification» de certaines perquisitions et assignations, comme ceux de maraîchers bio en Dordogne, où elles lui sont apparues «disproportionnées», et a espéré que les observations du Parlement permettraient «d'éviter la routinisation de certaines mesures dérogatoires au droit commun». «Des marges manifestes de progression existent», a-t-il conclu. A mots feutrés, plus un avertissement qu'un encouragement.

4. Les premières interrogations politiques

Lorsque François Hollande a surpris son parterre de parlementaires, trois jours après les attentats, en annonçant la constitutionnalisation de l'état d'urgence, la gauche avait applaudi comme un seul homme, ou presque. Quelques communistes, écologistes et de rares socialistes frondeurs rapportaient quelques doutes dans les couloirs du château de Versailles. Comme Pouria Amirshahi (PS), qui appelait à ne pas modifier la Constitution «sous le coup de l'émotion», ou Pierre Laurent (PCF), soucieux de prendre «le temps de la réflexion». Ils étaient, finalement, presque plus nombreux parmi les fidèles gaullistes à se tracasser d'une éventuelle retouche de la «loi fondamentale» de 1958. Quatre jours plus tard, ils n'étaient que six à gauche (trois PS, trois écolos) à voter contre la prolongation de l'état d'urgence pour trois mois. Mais, derrière le consensus, certains prévenaient déjà qu'ils n'étaient «pas prêts à inscrire dans le marbre des éléments pouvant demain créer un régime d'état d'urgence permanent».

L'inscription dans la Constitution d'un «régime civil d'état de crise» a, certes, fait nettement moins débat que la déchéance de nationalité pour les Français binationaux de naissance, mais l'exécutif ayant renoncé à cette mesure explosive, la gauche devrait se pencher de plus près sur la question de l'état d'urgence. D'autant que se font jour des cas de dérapages autour des assignations à résidence et perquisitions administratives. «Dans la suite immédiate des attentats, on avait voté l'état d'urgence par souci d'unité mais je ne crois pas que la réponse constitutionnelle soit la priorité. Sans nier la permanence de la menace, la crédibilité de l'Etat peut se construire sur d'autres terrains», explique le chef de file de l'aile gauche du PS, Christian Paul, qui invoque «d'énormes interrogations sur l'efficacité et les dérapages possibles». Dimanche, l'écologiste Cécile Duflot, invitée d'Europe 1, ne voyait «pas l'intérêt» d'une révision constitutionnelle. Sur la fameuse sortie «en sifflet» de l'état d'urgence, elle craint que «cela devienne l'état l'exception».