Menu
Libération
Justice

Jacqueline Sauvage : légitime défense

La condamnation en appel de cette sexagénaire à dix ans de prison ferme pour le meurtre de son mari, qui l’a battue et a abusé de leurs enfants pendant près de cinquante ans, suscite émotion et débat. Mobilisés, ses conseils, ses filles et des parlementaires demandent la grâce présidentielle.
Jacqueline Sauvage, le 1er décembre, lors de son procès en appel devant la cour d’assises de Blois, pour le meurtre de son mari à la Selle-sur-le-Bied, le 10 septembre 2012. (Photo MaxPPP.«La Nouvelle République»)
publié le 22 décembre 2015 à 20h01

Déjà à l'époque, sa mère restait silencieuse quand elle se faisait «casser le nez» par son mari. Une fois adulte et à son tour victime de son conjoint, Jacqueline Sauvage non plus n'a jamais porté plainte. De quoi étonner la présidente de la cour d'assises de Blois, qui la jugeait en appel les 2 et 3 décembre : pourquoi n'avoir jamais rien dit des coups, des insultes et des menaces de Norbert Marot, son époux, qu'elle a finalement tué de trois coups de carabine après quasiment cinquante ans de vie commune ? Une vingtaine d'habitants de la Selle-sur-le-Bied, le village du Loiret où ils vivaient et avaient l'habitude de chasser ensemble, l'ont répété à la barre : «Tout le monde savait» que cet homme imposant, colérique, frappait la femme, 68 ans aujourd'hui, qu'il avait rencontrée adolescent. Ouvrière dans l'industrie pharmaceutique puis dans la confection, Jacqueline Sauvage a déjà accouché quatre fois à 25 ans et n'a pas beaucoup d'amis. Lui boit, crée une société de transport, a bientôt une maîtresse, fait peur au village. A la barre, une voisine a dit à l'accusée : «Je vous remercie, vous nous avez rendu service. On est tranquilles.» Les médecins aussi savaient. Rien qu'entre 2007 et 2012, Jacqueline Sauvage est passée quatre fois aux urgences. Depuis 2012, Norbert Marot la frappait environ trois fois par semaine ; une fois par mois ces derniers temps, dit-elle aux policiers venus l'arrêter le 10 septembre de la même année. Après le déjeuner, pris chacun de son côté, le couple s'est de nouveau disputé à propos de leur société de transport, menacée de fermeture et que leur fils, Pascal, vient de quitter. Jacqueline Sauvage n'apprendra qu'en garde à vue qu'il s'est suicidé le même jour. Jusqu'à son procès, elle dira qu'elle n'était pas au courant des viols commis par son mari sur deux de leurs trois filles. Cet après-midi-là, elle a pris de grosses doses de somnifère avant de monter dormir dans sa chambre. Norbert Marot défonce la porte et la frappe, du poing et du pied, jusqu'à lui arracher sa chaîne en or. «A ce moment, j'ai eu un éclair dans la tête, a raconté Jacqueline Sauvage aux jurés. J'ai pris le fusil dans la chambre, j'ai chargé. Il était en bas sur la terrasse, assis, de dos. Je me suis approchée, j'ai tiré, tiré, tiré, en fermant les yeux. J'ai hésité, pour le troisième tir.»

Symbole

D'un côté, il y a ceux qui voient là une meurtrière ayant pour circonstance aggravante d'être l'épouse de sa victime. Comme Frédéric Chevallier, l'avocat général de ce deuxième procès, qui, tout en reconnaissant le contexte des violences conjugales, a estimé que «l'exécution» de Norbert Marot montrait «l'échec d'une femme qui a surestimé l'homme avec qui elle a voulu faire sa vie». Comme Me Cécile Henry-Weissgerber, avocate des sœurs de Norbert Marot, selon laquelle «elle vivait dans l'illusion d'une vie de famille et a été déçue, c'est tout». Et comme la majorité des neuf jurés de Blois, qui l'ont condamnée au début du mois, après cinq heures de délibéré, à dix ans de prison ferme. La même peine qu'en première instance.

De l'autre, ceux qui veulent voir dans ce verdict «une application bête et méchante de la loi», comme le dénoncent ses avocates Me Nathalie Tomasini et Me Janine Bonaggiunta. Et dans le geste de Jacqueline Sauvage un dernier recours et un symbole, comme en ont parfois besoin les grands débats de société. Pour Me Janine Bonaggiunta, «elle vivait comme un otage, dans un huis-clos». «Ce jour-là, elle a craqué. Quel autre moyen avait-elle pour sortir du cycle de la violence ?» demande Me Nathalie Tomasini. Jacqueline Sauvage ayant chargé l'arme et tiré sur Norbert Marot à bout portant, plusieurs minutes après les coups, les jurés n'ont pas retenu la légitime défense - fondée en droit français sur la concomitance de l'acte et de l'agression, ainsi que sur la proportionnalité de la riposte.

Une autre personne a été «sidérée» par le verdict rendu à Blois : Alexandra Lange, jugée en 2012, à Douai, pour avoir tué son mari d'un coup de couteau. Son procès avait mis en lumière des années de violences physiques, mais aussi l'ensemble des violences psychologiques qui peuvent être exercées au sein d'un couple. A l'époque, l'avocat général, Luc Frémiot, avait obtenu l'acquittement de l'accusée, après un réquisitoire invoquant clairement la légitime défense. «Une femme qui subit des violences est toujours en état de légitime défense, estime aujourd'hui Alexandra Lange. Si Jacqueline était reconnue comme victime, elle pourrait se reconstruire. Mais on demande toujours des preuves aux femmes, en attendant qu'il y ait un drame. Pendant ce temps, elles restent à la maison.» Alexandra Lange, à l'époque, avait déposé une main courante au commissariat, dénonçant les coups, les insultes et les menaces de son époux. Pas une plainte : «C'était pas assez violent, m'avaient dit les policiers.»

«Silence»

 «Certaines ne voient plus d'autres solutions, explique la fédération Solidarité Femmes, qui gère la plateforme téléphonique 3919. Il faut une réelle compréhension du phénomène de la violence conjugale, basé sur un isolement et une terreur qui mènent au silence. Cela pose la question de l'emprise, qui empêche toute prise de parole et rend difficile l'accès aux structures d'accompagnement.» En 2014, le 3919 a reçu 38 972 appels concernant des violences faites aux femmes, dont une majorité faisaient état de pensées suicidaires et d'épuisement, s'ajoutant aux 134 femmes (et 31 hommes) décédées sous les coups de leur conjoint ou partenaire l'an dernier. 210 000 femmes seraient victimes de violences conjugales chaque année.

«Le problème est que Jacqueline Sauvage a été jugée comme une meurtrière "comme les autres"», poursuit l'association, qui appelle à étudier la nature et l'application des peines des auteurs de violences, parfois condamnés à de simples amendes. Selon le ministère de l'Intérieur, sur 165 meurtres au sein de couples, 22 % des meurtrières étaient victimes de violences de la part de leur compagnon. «Il y a une violence psychologique encore plus meurtrière. Les traces ne sont pas visibles, mais indélébiles», explique Me Nathalie Tomasini, qui souhaite une meilleure formation des professionnels de la justice à ces phénomènes et la prise en compte de l'impact psychologique des violences. Le «syndrome de la femme battue» - un ensemble de signes cliniques montrant une incapacité fondamentale à sortir de la situation de violence - connaît ainsi un début de reconnaissance au Canada. Bien que présentes dans la loi de 2010 sur les violences faites aux femmes, les violences psychologiques entraînent peu de condamnations.

Jacqueline Sauvage deviendra-t-elle aussi le symbole de l'évolution de la loi française sur la légitime défense pour les femmes victimes de violences conjugales ? «La justice reconnaît la légitime défense à certaines femmes, souligne-t-on au secrétariat d'Etat aux Droits des femmes. Mais il faut accentuer la formation des professionnels de la police et de la justice», lancée par un plan en 2013. La Délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale a souligné lundi que cette affaire avait «remis en évidence l'inadaptation partielle du droit français aux réalités des violences faites aux femmes». Et d'ajouter : «Au-delà des lacunes quant aux délits, crimes et peines, il est maintenant important de reconnaître aussi le féminicide.»

Pétition

Les deux filles de Jacqueline Sauvage, Carole et Sylvie, ont lancé une pétition demandant une grâce présidentielle : elle a recueilli plus de 150 000 signatures. Lundi soir, on apprenait que le ministère de la Justice se penchait sur la question. La grâce est désormais le seul recours de Jacqueline Sauvage. L'appel a été relayé dans une lettre datée du 8 décembre adressée au chef de l'Etat par 36 parlementaires, dont Valérie Boyer. La députée (LR) des Bouches-du-Rhône devrait ensuite déposer une proposition de loi visant à combler le «vide juridique» entourant les femmes meurtrières et victimes de violences (lire page 5). L'objectif : faire reconnaître le concept de légitime défense «différée», prenant en compte les rapports de violence antérieurs au sein du couple, sur le modèle de la «présomption de légitime défense» qui existe en droit de la propriété. A la Délégation aux droits des femmes, on juge que le projet de loi «Justice du XXIe siècle» de Christiane Taubira serait un véhicule législatif plus rapide qu'une proposition de loi de l'opposition.

En mars, à Nancy, le procès d'une autre femme rappellera ceux de Jacqueline Sauvage et d'Alexandra Lange. Sylvie Leclerc est accusée d'avoir tué son compagnon d'un coup de carabine pendant qu'il dormait, en 2012. Aux policiers, cette agente d'entretien, 52 ans au moment des faits, a dit qu'elle avait agi en écoutant «des voix» lui disant de mettre fin aux humiliations et aux insultes de son quotidien. Elle encourt la réclusion criminelle à perpétuité.