Menu
Libération
portrait

Tariq Ramadan, versant inoffensif

Etude de caractère du rhéteur islamologue, ni Charlie ni Paris, déstabilisant homme double, de cultures et registres.
Tariq Ramadam, islamologue, professeur et universitaire suisse à Paris le 10 décembre 2015 COMMANDE N° 2015-1629 ACCORD WEB (Photo Patrick Swirc pour «Libération»)
publié le 3 janvier 2016 à 17h01

L'envie première a été de décliner la proposition. Pour commencer, cet homme est islamologue, il a chevillé sa vie, son œuvre, à l'islam ; or, à nos yeux, ras-le-bol des religions, revenues au cœur d'un espace public qui avait déjà tout du bouillon inflammable, à base de chômage, d'inégalités et d'exclusion. Ensuite : Tariq Ramadan, 53 ans, citoyen suisse, fait depuis deux décennies couler en France tant d'encre et croiser tant de fers que son dossier relève du dédale, à se mettre les nerfs en pelote et la tête dans le sac. Il en ressort avec l'aura d'une créature redoutable car séduisante, mutante, maligne autant au sens «intelligente» que «nuisible». Grief majeur : sous la couverture de l'intellectuel éclairé, suisse francophone biberonné à la culture occidentale autant qu'à l'orientale de ses racines (parents égyptiens), se peaufinerait un Machiavel au discours à géométrie variable selon l'auditoire, en réalité intégriste en droite ligne de ses grand-père maternel et père, respectivement fondateur des Frères musulmans et disciple du premier. Tout faux, déterminisme facile et refus de considérer un possible passeur entre deux mondes, renvoient l'intéressé et ses partisans. Le cas Ramadan : sac de nœuds et patate chaude, à se retrouver paratonnerre de toutes sortes de foudres dans un ciel déjà orageux. Son portrait a par ailleurs été (très bien) fait ici même, en 2003 (1). Dans le même temps, Ramadan continue de remplir les salles et les réseaux sociaux, et l'islam n'a rien d'un épiphénomène. Va donc pour un néobis : version étude de caractère plutôt que plongée en méandres politico-religieuses.

On est le jeudi 10 décembre. L'interview, une heure en fin d'après-midi au bar d'un hôtel de la place de la République muée en autel postattentats, vient de se terminer. «Vous n'avez pas le visage de votre voix», lâche Ramadan dans un sourire amusé. Ah bon ? «Vous avez une voix qui n'a pas ce visage», répète Ramadan sans se dénuer du sourire et sans expliciter. Avant la rencontre, on l'avait eu deux fois au téléphone. Il voulait savoir pourquoi ce portrait. Il estimait n'avoir rien à y gagner, lui qui est «diabolisé depuis vingt-cinq ans». Et puis finalement, dans un soupir façon «au fond, peu importe», il avait dit OK.

«Vous n'avez pas le visage de votre voix.» Mettons. Certitude : vous, Tariq Ramadan, avez plusieurs voix, littéralement. On en connaissait certaines. Celle de l'invité des plateaux télé : claire, articulée, ferme. Celle des communications audio sur les réseaux sociaux : plus solennelle, très «prof». Celle des réunions publiques : déclamatoire, très «maître». Celle de notre entretien était inattendue. Presque un murmure, au départ, si bien que l'enregistreur a ramé. Une voix qui crée un cocon, une parenthèse, qu'on verrait bien chez un psy.

Elle gagne en volume au fil de l'interview mais ne tutoie jamais les sommets. On repère tout juste une accélération et un net agacement face à l'emploi du terme «ambiguïté» («mon discours n'a pas varié, il s'est densifié, il a évolué, et j'espère encore évoluer») et quand on évoque la représentation de la communauté musulmane française. «Le gouvernement choisit pour interlocuteur privilégié Chalghoumi [imam de Drancy, chouchou des médias, ndlr], qui est médiocre et ne représente personne, alors qu'il existe des personnalités valables.» Tariq Ramadan cingle sans sortir de ses gonds, décidément raisonnable. En gilet informel, passe-muraille à souhait, le père de deux filles et deux garçons de 14 à 28 ans, qu'il a eus avec sa femme suisse convertie, boit une tisane à la camomille. On guette en vain le «George Clooney des musulmans».

Tariq Ramadan concède même que la religion devrait demeurer une affaire privée, il ondoie comme dans son Génie de l'islam à paraître ces jours-ci : sur la ligne de crête, mais à l'équilibre. Islamosoft, «absolument occidental», respectueux de la laïcité («mais non dogmatique, non antireligieuse»), partisan d'un entrisme sociopolitique non violent, contempteur des attentats quoique «ni Charlie ni Paris»car l'humour des premiers n'est à ses yeux «pas drôle et lâche» et que les morts d'ici ne valent pas plus que ceux d'ailleurs, glaciale comptabilité.

Le tête-à-tête a tourné autour de la religion. Quid de ses goûts, couleurs, nécessaires à l'étude de caractère ? Il accepte de répondre par mail : Ramadan, ex-sportif intensif (course, ski, tennis, badminton, foot), est fair-play. Seule la photo qui accompagne ce portrait, prise à bout touchant, fera problème. Il exigera de la voir, sans pour autant pouvoir la changer. Au suave succédera alors le courroucé («photo très mauvaise», «du réchauffé»).

Ses totems s'avèrent ultra-classiques. Mais ils convergent vers quelque chose d'inattendu de la part d'un rhétoricien qui déplore l'émotivité en cours, qui en appelle à «une parole pondérée, nuancée», que son assistante appelle doctement «le professeur Ramadan» : un romantisme impérieux, celui qu'on prête aux adolescents, avec penchant pour l'idéalisme, l'incandescence, les serments… Extraits : Un auteur ? Rimbaud («SVP, épargnez-moi le propos bête et stupide du "Tariq Ramadan s'intéresse à Rimbaud car ce dernier s'intéressait à l'islam"… ou le degré zéro du journalisme. Rimbaud est le poète de la révolte, de la souffrance, avec le verbe de la beauté. Je connais par cœur la moitié de ses poèmes… J'ai écrit ma maîtrise de littérature française sur Baudelaire et Rimbaud»). Un livre ? Les Frères Karamazov de Dostoïevski. Un musicien ? Beethoven. Une chanson ? Avec le temps de Léo Ferré et It's a Wild World de Cat Stevens (2). La plus grande qualité ? L'empathie. Le pire défaut ? L'esprit dogmatique. Votre principale qualité ? La persévérance. Votre principal défaut ? L'entêtement. Qui auriez-vous aimé être ? Aucune idée… c'est déjà si difficile d'être soi. Votre idée du malheur ? Perdre le sens et voir mourir. Dans quel pays aimeriez-vous vivre ? Un pays de toutes les chaleurs : la chaleur du climat, de l'amour et de l'humanité. Votre héros de fiction préféré ? Le héros de l'Idiot… de Dostoïevski. Vos héros de la réalité préférés ? Tous les anonymes courageux. La réforme que vous estimez le plus ? La réforme de soi. Votre couleur préférée ? Le bleu. Votre animal préféré ? Le chat et la panthère noire. Comment aimeriez-vous mourir ? Fidèle à mes principes. Votre état d'esprit actuel ? Serein et triste. Une devise ? «N'oubliez pas de dire à ceux que vous aimez que vous les aimez.» Et aux autres, vous dites quoi, monsieur Ramadan ?

(1) Par Christophe Ayad désormais au Monde.

(2) Voix folk somptueuse, le Britannique Cat Stevens s'est autorebaptisé Yusuf Islam depuis sa conversion en 1977.

26 août 1962 Naissance à Genève.

1982-1990 Enseignant à Genève. 1991-1992 Formation théologique en Egypte.

1994 Premier livre, les Musulmans dans la laïcité. 1995 Interdit de séjour en France par Charles Pasqua.

20 janvier 2016 Le Génie de l'islam (Presses du Châtelet).