Pour l'instant, la nuance est infime mais elle a le mérite d'exister. Jusqu'à lundi, François Hollande demandait au Parlement de «prendre ses responsabilités» sur la déchéance de nationalité. Mais, lors du premier Conseil des ministres de l'année, le chef de l'Etat a évoqué la recherche d'une «majorité indispensable» sur la future révision constitutionnelle. Or, qui dit majorité, dit compromis. Ce qui revient à entrouvrir une porte de sortie sur cette question qui fracture profondément la gauche et risque de faire capoter le Congrès. Car, depuis l'annonce de cette mesure qui a pris tout le monde par surprise à la veille de Noël, les dirigeants de gauche comme de droite réfléchissent à des alternatives qui permettraient de viser tous les Français «définitivement condamnés pour crime contre la vie de la nation», selon le texte approuvé par le Conseil des ministres il y a dix jours, et non les seuls binationaux. Il y a ceux qui plaident pour une «peine d'indignité nationale» signifiant la perte des droits civils, civiques et politiques. Mais, pour coller à la proposition présidentielle formulée le 16 novembre à Versailles - et permettre à Hollande de ne pas (trop) se dédire -, nombreux sont ceux qui, désormais, avancent l'idée d'une déchéance pour tous. Ce qui s'apparenterait à une peine d'apatridie, que les conventions internationales signées par la France interdisent… sauf exceptions.
Pourquoi cette idée germe à gauche ?
Depuis quelques jours, des très proches du Président, sensibles à la question de l'inégalité entre Français découlant de la déchéance prévue dans le projet de loi - Julien Dray, l'avocat Jean-Pierre Mignard… - ont mis en avant l'indignité nationale, qui pourrait faire consensus à gauche. Mais pour rétablir l'égalité de tous devant la loi et ne pas désavouer le chef de l'Etat, ils vont même jusqu'à proposer la déchéance pour tous. Une proposition que l'on regarde jusqu'au sommet à l'Elysée comme une éventuelle porte de sortie. D'où la déclaration du porte-parole du gouvernement, Stéphane Le Foll, lundi : «On va regarder les propositions et ce qui peut être mis sur la table. Le souci du président de la République et du gouvernement, c'est de rassembler une majorité large», a-t-il expliqué. Patron des députés socialistes et membre du premier cercle hollandais, Bruno Le Roux a défendu une «solution qui permette pour tous ceux qui tournent leurs armes contre l'Etat et contre ceux qui vivent dans ce pays, de leur enlever la nationalité française, qu'ils soient binationaux ou pas». Et après dix jours de silence remarqué, le premier secrétaire du PS, Jean-Christophe Cambadélis, pour qui la déchéance n'était «pas une mesure de gauche», envisage désormais «plusieurs pistes», dont la possibilité d'ouvrir cette sanction «à l'ensemble des Français».
Pourtant, dans son discours à Versailles, le chef de l'Etat avait semblé ficeler l'affaire : «La déchéance de nationalité ne doit pas avoir pour résultat de rendre quelqu'un apatride.» Devant l'incrédulité de ses ministres le 23 décembre, Hollande les avait autorisés à avoir des «interrogations» en privé tout en leur intimant un devoir de «solidarité» à l'extérieur. Si bien que la question est devenue taboue au sein du gouvernement. La trêve des confiseurs a permis aux ministres d'éviter les caméras mais la rentrée politique va compliquer les choses. Surtout que «la moitié du gouvernement est contre la proposition de Hollande et l'autre ne sait pas où elle habite, explique un secrétaire d'Etat. Au mieux, on sera silencieux, c'est le plus qu'ils peuvent nous demander». «On est dans un conflit de loyauté incroyable, ajoute un dirigeant du PS. On ne va quand même pas destituer Hollande.» Officiellement, le parti ne débattra pas de la déchéance avant la fin des commémorations des attentats de janvier 2015, soit le 18 du mois. Mais le sujet s'est déjà invité dans les réunions rue de Solférino lundi, où a été évoquée une troisième piste : la déchéance de citoyenneté.
Quelle est la position à droite et à l’extrême droite ?
Nicolas Sarkozy a convoqué mercredi un bureau politique «exclusivement» consacré à la révision de la Constitution. Le sénateur Roger Karoutchi, porte-parole du parti Les Républicains, assurait lundi qu'il avait bon espoir que les principaux dirigeants de la droite trouveront une position commune sur la déchéance de nationalité. Selon lui, ils envisageront la possibilité de «trouver une rédaction qui s'applique à l'ensemble des Français», binationaux ou simples Français. A droite, la première dirigeante à défendre cette idée aura été Nathalie Kosciusko-Morizet, adversaire déterminée du FN et de la droitisation de sa famille. Elle fait observer que la déchéance pour les seuls binationaux est une aubaine pour tous ceux qui «voient dans la binationalité le début de la trahison». De fait, les quatre parlementaires du FN ont été les premiers à proclamer qu'ils voteraient sans hésiter la réforme constitutionnelle. Florian Philippot n'a pas caché ses réserves à propos d'une déchéance élargie aux nationaux. Selon lui, il faudrait plutôt surenchérir en envisageant «une extension» de la déchéance pour les seuls binationaux, en cas de «crimes graves» et non plus seulement les terroristes.
La déchéance pour tous est-elle juridiquement possible ?
«Nous sommes devant un débat juridique, un débat de relations internationales un peu compliqué, qui fait qu'il y a une législation qui interdit théoriquement de créer des apatrides», a reconnu Jean-Marie Le Guen. Le secrétaire d'Etat chargé des relations avec le Parlement fait allusion à la Convention de New York d'août 1961, signée par la France et 41 autres pays. Celle-ci posait le principe qu'on ne pouvait déchoir un citoyen de sa nationalité si «cette privation doit le rendre apatride». Sauf que, à l'époque, la France s'était gardée la possibilité de déchoir un de ses ressortissants en vertu de l'article 8 de cette convention. Ainsi, si un individu, entre autres, «apporte son concours à un autre Etat» ou s'il «a un comportement de nature à porter un préjudice grave aux intérêts essentiels de l'Etat», il peut perdre sa nationalité française. «Les textes internationaux n'empêchent donc pas la France de créer des apatrides, confirme Jules Lepoutre, chercheur en droit de la nationalité à l'université de Lille. De même, la convention européenne sur la nationalité, datant de 1997, n'a pas été ratifiée par la France. Mais celle-ci s'est depuis longtemps engagée, politiquement, à ne pas procéder ainsi.» En pratique, les derniers cas de déchéance, sous un régime républicain, ont été répertoriés en février 1940. A l'époque, les députés communistes André Marty et Maurice Thorez, considérés comme inféodés à l'URSS, en avaient fait les frais et étaient devenus apatrides quelques années. Par la suite, le régime de Vichy avait eu une utilisation massive de cette mesure, visant notamment les juifs naturalisés, mais aussi De Gaulle, Cassin ou Leclerc. Après 1945, la France n'a réservé la déchéance qu'à des binationaux. Jules Lepoutre rappelle que «depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la nationalité est devenue un droit de l'homme. Hannah Arendt et la Cour suprême des Etats-Unis l'ont montré : il s'agit du premier des droits». Le chercheur fait allusion à un arrêt de 1958 de la Haute Cour américaine, s'opposant au retrait de la citoyenneté d'un soldat accusé de «désertion en temps de guerre» pour des faits remontant en 1944. Commentaire des juges : cette mesure constitue «une forme de punition encore plus primitive que la torture», l'intéressé ayant «perdu le droit d'avoir des droits». En effet, comme le rappelle Jules Lepoutre, «un apatride n'a pas le droit de travailler ni de séjourner sur le territoire». «Aller dans ce sens, c'est un naufrage intellectuel», fustige-t-il.
Si, malgré tout, la France s'engageait dans cette voie, elle constituerait un cas quasi unique en Europe puisque seul le Royaume-Uni prévoit depuis 2014, et dans des conditions très strictes, une telle mesure, encore jamais utilisée. Par ailleurs, la France pourrait se heurter au Conseil d'Etat, à la Cour de justice européenne ou à la Cour européenne des droits de l'homme, qui auraient la possibilité de dénoncer une atteinte au «principe de proportionnalité» et dont la position devrait alors s'imposer à la France. Ce qui est sûr, c'est qu'un Français apatride n'est pas pour demain. Il n'est en effet possible de prendre un décret de déchéance qu'une fois la condamnation définitive prononcée et que le mis en cause a purgé sa peine. Ce qui représente, au bas mot, une quinzaine d'années de délai (pour des crimes relevant du terrorisme), qui aboutirait à une situation incongrue : rendu apatride, l'individu serait donc un sans-papiers en France, probablement condamné à rester dans cette situation. «Quel autre pays l'accepterait sur son territoire ?» interpelle ainsi Jules Lepoutre.