La déchéance de la nationalité française des personnes possédant une double nationalité fait actuellement l'objet d'un débat en France - et divise le Parti socialiste. Elle avait fait également, il y a un an, l'objet d'un débat en Belgique (1), sans mener à un consensus politique, et l'idée avait été tout bonnement abandonnée. C'est que la question est difficile et soulève un certain nombre d'interrogations.
Premièrement, le projet de déchoir de leur nationalité des binationaux ayant commis des attaques terroristes met l’accent sur une valeur centrale : le patriotisme. Toute personne allant à l’encontre des intérêts impérieux de son propre pays (du pays dont il possède la nationalité) doit être sanctionnée. Le patriotisme, c’est donc assumer que si vous êtes né dans tel pays, ou que vous en possédez la nationalité, vous ne pouvez - au risque de ne plus en faire partie - aller à l’encontre de ses intérêts. Si la question du terrorisme semble claire, qu’en est-il des autres situations ? Si je m’offusque des politiques de l’emploi et manifeste en France, vais-je à l’encontre de l’intérêt de mon pays ? Pire, si je décide, comme nombre de Français de m’établir à Bruxelles pour réduire les impôts que je paye sur mon patrimoine, suis-je patriote ? Les limites du patriotisme ne sont pas claires, et si tout le monde peut s’accorder sur l’antipatriotisme des attaques terroristes, qu’en est-il des autres situations ? Tout projet de loi allant dans ce sens est une attaque potentielle aux libertés fondamentales.
Deuxièmement, la déchéance des binationaux pose un sérieux problème diplomatique. Dans quelle mesure une nationalité (en l’occurrence, la nationalité française) vaudrait-elle plus qu’une autre ? Autrement dit, si ne peuvent être déchus de leur nationalité que les binationaux, dans quelle mesure peut-on penser que la déchéance de la nationalité française est une punition plus importante que la déchéance d’une autre nationalité ? Imaginons un terroriste franco-marocain, possédant donc les deux nationalités. S’il est déchu de sa nationalité française, il conservera cependant sa nationalité marocaine. Mais, dans ce cas, il faut s’interroger sur nos rapports diplomatiques avec le Maroc. Dans notre exemple, peut-on vraiment penser que le Maroc serait heureux de compter parmi ses citoyens un terroriste alors qu’il s’agit d’un pays qui lutte depuis des décennies contre ce fléau ? Il y a donc un problème mathématique dans l’équation : déchoir de la nationalité - oui, mais laquelle ? - c’est donner plus de valeur à un terme de l’équation qu’à un autre.
Enfin, il est temps pour la France, et pour les autres pays européens, de réévaluer les politiques de la nationalité. Ces politiques, dans le monde, diffèrent d'un pays à l'autre. La nationalité japonaise est exclusive. On ne peut pas combiner sa nationalité japonaise avec une autre nationalité, au risque de perdre cette dernière. Ça, c'est dans la théorie. Dans la réalité, tout dépend de quelle nationalité combinée il s'agit. Le Japon sera plus regardant avec des personnes possédant une nationalité venant d'un pays plus pauvre qu'avec une nationalité européenne. Et c'est là tout l'enjeu. La nationalité, ce n'est pas uniquement le patriotisme et la citoyenneté, la nationalité, c'est avant tout un enjeu économique. Nombre de pays développent, dans une phase de mondialisation accrue, des politiques de rapatriement des capitaux des binationaux (2). Est-ce normal ? Est-il normal que des pays, notamment nord-africains, alimentent des politiques de diaspora avec des populations qui ne sont pas nées sur leur territoire et ne partagent même pas leur culture ? Je ne me positionne pas sur ce point, mais il me semble que le débat actuel offre une bonne opportunité de réfléchir à la valeur politique et économique de la nationalité française.
(1) http://www.levif.be/actualite/belgique/fascisme-d-etat-et-tentation-securitaire/article-opinion-364421.html (2) Jacques Wels, Nawal Bensaid, et Florence Legros, «la Transportabilité des prestations de sécurité sociale. Retraite, soins et minima sociaux» (comparaison entre les accords bilatéraux franco-marocains et belgo-marocains), Hommes et Migrations, 1 309, 2015, 107-115.