Née en France en 1967, je suis devenue canadienne en 1985 en même temps que mes parents, tous deux nés en France. Ma fille, née en 2005 à Paris, est aussi franco-canadienne. Je suis profondément heurtée par la conférence de presse du Premier ministre du 23 décembre. Comme binationale, comme citoyenne qui vote à toutes les élections, comme chercheuse sur les questions liées à la citoyenneté, à l’intégration, aux discriminations et aux politiques migratoires européennes.
Comme binationale d'abord. Nous disposons de peu de données pour nous compter. L'enquête de 2008 «Trajectoires et Origines» de l'Institut national d'études démographiques (Ined), organisme public de recherche spécialisé dans l'étude des populations, nous donne quelques éléments. Les «binationaux» représentent environ 5 % de la population entre 18 et 50 ans en France métropolitaine, dont 90 % sont immigrés et descendants d'immigrés. A peu près un tiers des descendants de deux parents immigrés déclarent une double nationalité, et 12 % des enfants issus de couples mixtes. Ce sont eux qui sont concernés par la réforme constitutionnelle. Vive les statistiques, mais nous sommes des millions d'histoires individuelles qui se sont confrontées concrètement à la question de l'identité nationale.
Lors de la cérémonie de naturalisation à London (Ontario), j'étais la seule, en 1985, adolescente sans appartenance religieuse, à ne pas prêter serment sur un texte sacré quelconque «à la reine d'Angleterre et ses successeurs» mais à déclarer, sur l'honneur, mon attachement aux valeurs de ce nouveau pays qui m'avait accueillie, vraiment accueillie. Et j'ai été acceptée comme telle. Nord-Américaine, j'étais à la Concorde en 1989 pour le Bicentenaire de la Révolution, heureuse d'écouter Jessye Norman chanter la Marseillaise, sublimement drapée dans un drapeau tricolore. Cela avait du sens.
Mon identité multiple, femme française, mais aussi européenne et transatlantique, ne m'a jamais posé de «problèmes d'allégeance» même si, bien sûr, une cosmopolite enracinée a une conscience politique particulière, plus nuancée parce qu'exposée à plusieurs systèmes différents et ne craignant pas le pluralisme des opinions. Cela ne nous rend pas meilleurs mais plus vigilants. Depuis la proposition de loi annoncée sur la déchéance de la nationalité de binationaux nés en France, je suis une Française de seconde zone. Déchéable. Déchet. Deux mots issus du même latin médiéval decadere. J'ai chu de haut en tout cas en écoutant la radio en direct ce 23 décembre.
Comme citoyenne française, je suis aujourd'hui en quête de sens. Je vote. Pas blanc, ni nul. Je vote. «Quelle drôle d'idée», dirait Prévert. J'avais, jusqu'à présent, une idée sans doute surannée de la démocratie représentative. Mais justement, parce que je peux voter dans deux pays, je réfléchis à ce droit de vote, au contexte de l'élection, sans doute différemment d'un «mononational». Je suis binationale, mais je n'habite plus au Canada donc je m'abstiens en l'absence d'informations et d'implications dans la vie locale. Je vote en France à toutes les élections parce qu'en France, ma fille va à une école de quartier, je m'intéresse à la vie de mon arrondissement (je réside à Paris) et de ma région, et, jusqu'au 23 décembre, à celle d'un Etat-nation auquel je pensais in petto tout bonnement appartenir.
Comment puis-je encore croire à la démocratie représentative ? J’ai voté en 2012 à l’élection présidentielle, mais sans savoir qu’une mesure du FN, évoquée en 2010 par Nicolas Sarkozy et critiquée, à l’époque, par de nombreux membres de la majorité actuelle, dont l’ex-Premier ministre Jean-Marc Ayrault, serait reprise par un gouvernement socialiste. La maire de ma ville écrit dans les journaux qu’elle n’est pas favorable à cette réforme. Des députés de la majorité publient une tribune contre cette réforme de la Constitution. Et le vote des électeurs ? Est-ce que le Président l’a respecté ? J’ai l’impression d’être plus «responsable et cohérente», pour reprendre les éléments de langage de l’Elysée, en tant que citoyenne que ceux qui ont été élus.
Comme chercheuse, je suis aussi triste. A quoi servons-nous ? Comment peut-on ignorer les ouvrages de tant d'historiens de la nationalité dont certains, comme Patrick Weil, exposent avec clarté et modération leurs recherches. Comment ignorer les travaux comparés accessibles en ligne à tous comme Eudo Citizenship ? Dans la foulée, on ignore toutes les études sur l'abandon des luttes contre les discriminations de gens (eh oui) souvent nés en France. Par quel obscurantisme peut-on expliquer le rejet des faits d'un revers de manche de l'exécutif français ? Sans doute de la même façon dont on balaie les études sur l'expérience des discriminations à l'embauche, des humiliations administratives et du racisme ordinaire, qui sont le lot de tant des personnes aux appartenances multiples réelles ou supposées, qu'elles soient binationales ou non, françaises ou étrangères, nées en France ou dans les anciennes colonies.
C’est une mesure «inutile» mais symbolique. Elle symbolise une France toujours incapable de traiter les autres pays sur un pied d’égalité. Nous, en France, on ne veut plus de M. Machin condamné pour terrorisme mais vous, vous allez bien le prendre, il est encore moins cher que les cadeaux de Noël revendus sur eBay, vous n’êtes pas à ça près. Nous, on défend les droits de l’homme, mais vous avez bien un coin de désert, ou une prison où l’envoyer, M. Machin ? La vision française des relations internationales sous-entend que les pays souverains, et non seulement les personnes, n’ont pas la même valeur.
La nation française est une «communauté imaginaire» pour reprendre la belle formule de l'historien Benedict Anderson, professeur à Cornell, qui vient de décéder, car personne ne connaît 60 millions de Français. Nous n'imaginons pas tous la même nation. Mais, pour moi, si le projet de loi du gouvernement sur la déchéance de la nationalité est adopté par le Parlement, j'imagine un corps amputé sans raison. Et je ne sais à quel moignon je puis me rattacher. J'envoie un appel à tous ceux qui essaient de panser leurs plaies. Souvenez-vous des femmes de l'appel des 343. On ne baissera pas le bras qui nous reste.