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Libération
TRIBUNE

L’orthodoxie républicaine déchoit

Déchéance de nationalité, la polémiquedossier
Après les attentats de janvier, il s’agissait encore de défendre les valeurs républicaines. Après ceux du 13 Novembre, c’est la logique identitaire qui a pris le pas sur la défense du corpus républicain.
par Pascal Moliner, Professeur de psychologie sociale à l'université de Montpellier-III
publié le 4 janvier 2016 à 17h01

Il y a près d'une cinquantaine d'années, le psychosociologue français Jean-Pierre Deconchy posait les bases d'une psychologie sociale de l'orthodoxie en forgeant le concept de système orthodoxe. Ainsi qu'on va le voir, ce travail théorique et expérimental permet de porter un éclairage original sur certaines réactions faisant suite aux attentats de janvier et de novembre 2015.

Un système orthodoxe résulte de l’imbrication d’une doctrine (politique, religieuse) et d’un appareil institutionnel destiné à réguler la pensée, le langage et les comportements des individus qui adhèrent à cette doctrine. Dans un tel système, l’individu orthodoxe est celui qui accepte, et parfois demande, ces régulations. Enfin, dans un système orthodoxe, le corps doctrinal ne se résume pas à son objet (exemple : la société idéale, la république, le libéralisme, etc.). Il intègre également l’institution de régulation. Si les individus orthodoxes partagent la doctrine, ils sont aussi convaincus que l’institution régulatrice est indispensable à sa pérennité.

L’une des propriétés remarquables des systèmes orthodoxes tient à leur stabilité. Elle résulte de trois facteurs. Le premier concerne l’efficacité de l’institution régulatrice (contrôle de l’information, édiction de normes, de sanctions). Le deuxième renvoie à une fonction identitaire de la doctrine. Cette dernière fournit des points de repère qui permettent aux individus de se reconnaître ou de se différencier. Partant, tout écart à la doctrine est aussi un écart par rapport au groupe. Toute mise en cause de la doctrine est une atteinte au cadre qui fonde le sentiment d’appartenance. Dans cette perspective, les individus orthodoxes sont eux-mêmes les garants de la préservation du corps doctrinal. Enfin, le troisième facteur de stabilité des systèmes orthodoxes repose sur les mécanismes cognitifs qu’ils induisent. Jean-Pierre Deconchy montre que dans un système orthodoxe, menacer ou critiquer la doctrine a pour effet paradoxal de renforcer l’adhésion des individus à cette doctrine dans le but de préserver l’identité du groupe.

L'attentat contre Charlie Hebdo a été ressenti par beaucoup comme une attaque frontale des valeurs de notre république (liberté d'opinion, d'expression, laïcité). Si l'on admet que ces valeurs constituent certains des piliers d'une orthodoxie républicaine, on comprend mieux les réactions d'alors, notamment, celles de notre personnel politique. On se souviendra des propositions de la ministre de l'Education nationale visant à améliorer la formation des enseignants à la laïcité ou encore à instaurer une «journée de la laïcité». Somme toute, le système réagissait de façon très prévisible puisqu'il s'agissait là de réaffirmer, haut et fort, l'importance que nous accordons à l'une de nos valeurs fondamentales. C'était, en quelque sorte, la réponse du système orthodoxe républicain à la mise en cause de l'un de ses éléments doctrinaux. Mais on se souviendra également de la proposition que firent certains de rendre la Marseillaise obligatoire à l'école. Cette proposition mettait davantage l'accent sur un signe de l'appartenance nationale que sur les éléments de la doctrine républicaine. En d'autres mots, elle relevait plus d'une logique identitaire.

Après les attentats du 13 Novembre, cette logique identitaire a pris le pas sur la défense des valeurs républicaines. La proposition d'inscrire, dans notre Constitution, la possibilité de la déchéance de la nationalité pour les binationaux convaincus d'actes de terrorisme en est l'apogée. Le système orthodoxe républicain ne cherche plus à réaffirmer haut et fort son corps doctrinal dans le but de renforcer sa cohésion. Il se contente de vouloir exclure. Certes, cette réponse s'inscrit dans une logique orthodoxe puisqu'elle souligne, symboliquement, l'importance des valeurs de la république en indiquant que leur respect est une condition sine qua non de l'appartenance nationale. Mais elle semble inverser les priorités habituelles des systèmes orthodoxes en préférant l'identité à l'idéologie qui la sous-tend. Elle présente en outre deux inconvénients majeurs qui sont autant d'aveux de faiblesse.

Le premier a déjà été souligné : la déchéance de la nationalité pour les binationaux s’oppose frontalement au droit du sol, élément fondamental de l’orthodoxie républicaine. Paradoxalement, la réponse du système orthodoxe contredit ici l’un de ses éléments doctrinaux, contribuant ainsi à son propre affaiblissement.

Le second inconvénient relève lui aussi du paradoxe. L'apparente intransigeance de la déchéance de la nationalité dévoile, en réalité, les limites du système orthodoxe républicain. C'est une réponse qui montre les faiblesses de nos instances régulatrices en avouant qu'elles ont échoué à inculquer à tous le respect des éléments de notre doctrine. Dans le même temps, cette réponse révèle le sentiment d'impuissance de notre système orthodoxe (et de ses dirigeants ?), qui s'estime incapable de traiter autrement que par l'exclusion ses brebis gravement égarées. Il y a fort à parier que nos ennemis se réjouissent de ces faiblesses avouées.

Dernier ouvrage paru : Deux semaines avec Charlie. Essai de décryptage psychosocial des événements de janvier 2015, Presses universitaires de la Méditerranée.