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Libération
Enquête

Ado harcelée pour une photo intime : la mécanique du lynchage

Publié le 05/01/2016 à 21h01

Sur la photo, on voit une adolescente sur un lavabo, accrochée à la nuque d’un jeune homme au pantalon baissé. Son visage témoigne de sa stupeur d’être surprise pendant ce moment intime, lui affiche un sourire en coin. Ils ont l’air jeunes.

Depuis vendredi, cette image circule sur Internet. Et la famille de la jeune fille se bat contre le manque de réactivité des réseaux sociaux pour en faire disparaître les traces. «Nous essayons de nettoyer ce gros tas d'immondices», raconte la mère à Libération .

La photo a d'abord été partagée sur Snapchat le vendredi 1er janvier par la personne qui l'a prise. Cette application mobile, principalement utilisée par les jeunes, permet d'envoyer des images pour une durée maximale de dix secondes avant qu'elles ne s'autodétruisent. Sauf qu'il est possible de faire des captures d'écran pour que le cliché demeure dans la mémoire du téléphone. C'est ce qui s'est passé pour celui de cette jeune fille. Dans la soirée, puis au cours de la journée de samedi, la photo est diffusée sur Twitter avec son vrai nom et prénom : Charlotte (1). Son identité parvient rapidement en tête des hashtags les plus discutés : #Charlotte**** se trouve au milieu des #BonneAnnée ou #2016annéede…

Les 60 000 utilisateurs qui mentionnent son nom samedi à 14 heures ne la connaissent pas, mais tous ont un avis sur la question. «Vous êtes là à défendre […] elle n'a plus qu'à assumer vu qu'elle devait aimer ça» tweete l'un d'eux. Dans la journée de samedi, un compte - désormais supprimé - poste sur Twitter une nouvelle capture d'écran. L'un des utilisateurs du réseau social s'adresse à ce qui serait le père de la jeune fille : «Désolé de vous déranger mais je voulais savoir si c'était fréquent ce genre de chose chez Charlotte quand elle va en soirée ?» Cela alimente encore le hashtag au nom de l'adolescente, certains tweets affichant plus de 300 reprises.

Capture d'écran. En parallèle, la rumeur du suicide de la jeune fille explose sur le réseau. Elle se serait défenestrée du quatrième étage de son appartement à Stains (Seine-Saint-Denis). Les dizaines d'utilisateurs qui partagent l'histoire pour demander de laisser cette jeune fille en paix en veulent pour preuve une capture d'écran - là encore - d'un article du Parisien. Sans réaliser qu'ils alimentent eux aussi son lynchage public ni que l'article qu'ils partagent date en fait d'avril 2015 et ne parle pas de Charlotte mais d'Aïcha, une jeune fille qui avait vécu la même chose.

Dimanche 3 janvier, Charlotte devient un sujet de débat privilégié pour certains utilisateurs du réseau social. Beaucoup prennent sa défense et se mettent à la recherche du jeune homme sur la photo. «On s'en prend à Charlotte parce que c'est une femme», arguent-ils pour justifier leur chasse à l'homme. Rapidement, l'adolescent est retrouvé et sa photo est partagée sur Twitter, puis relayée, là encore par des milliers d'utilisateurs.

Au total, entre vendredi soir et lundi, plus de 100 000 tweets ont cité Charlotte sur le réseau social. Ce lundi, certains utilisateurs doutaient de la véracité de la polémique. Pour eux, elle daterait déjà de mars. En réalité, d'après l'une de ses amies contactée par Libération, la photo date bien du 1er janvier : «Charlotte va bien, elle est énormément touchée du soutien qu'elle reçoit.» Une information confirmée par sa mère : «Elle reçoit du soutien. Elle est allée à l'école aujourd'hui et a subi quelques moqueries et railleries de ses petits camarades, mais nous avons la chance d'habiter une petite ville.» Sa mère dit ne pas avoir de peine mais être en colère. Elle revient sur le déroulé exact de l'histoire : «A la base, c'est une photo anonyme et pas si pornographique que ça d'ailleurs, qui est parvenue sur le téléphone de l'ami d'un ami de ma fille.» L'image a été partagée par des utilisateurs de Snapchat, jusqu'à ce que l'un d'eux identifie l'adolescente et poste la photo sur Twitter. Quant au prétendu père qui a été contacté sur Facebook, c'est en réalité un membre de la famille «qui porte le même nom».

Pages référencées. Mais pour la jeune Charlotte, le mal est probablement déjà fait. Les utilisateurs du réseau social, en mentionnant son nom sur Twitter, ont contribué à souiller son identité, et de manière durable. Même si Google permet le droit à l'oubli depuis peu, 100 000 tweets mentionnent son nom et ce sont autant de pages référencées : les effacer représenterait un travail dantesque. Les réseaux sociaux, par leur absence de modération, ont leur part de responsabilité.

Aucun n'a su réagir à temps. Ce n'est que trois jours après le début de l'affaire que la photo de la jeune ado n'est plus accessible. «Pour Facebook, j'ai mis huit heures pour obtenir la fermeture de fausses pages. Mais pour Twitter, j'ai dû remplir plusieurs formulaires, fournir ma carte d'identité et celle de ma fille», explique sa mère. En revanche, la gendarmerie a rapidement identifié le jeune homme à l'origine de la diffusion. Il est convoqué ce mercredi pour s'expliquer.

(1) A la demande de sa famille, le prénom a été modifié