Les lieux de l'attentat, mardi matin. Une majorité de l'équipe de Charlie Hebdo encore vivante est présente et se recueille. Une plaque commémorative est dévoilée, rue Nicolas-Appert à Paris, en mémoire des victimes des frères Kouachi, avec la liste des noms : «Frédéric Boisseau, Franck Brinsolaro, Cabu, Elsa Cayat, Charb, Honoré, Bernard Maris, Mustapha Ourrad, Michel Renaud, Tignous, Georges Wolinsky.» Wolinsky, avec un y à la fin, et pas un i. Une faute d'orthographe toute bête qui aurait sans doute amusé le dessinateur de presse, beaucoup plus que les hommages de la République. Mais une faute d'orthographe qui rappelle qu'avec Charlie rien n'est jamais tout à fait normal, une anicroche vient toujours se glisser. «C'est pas possible, je me suis dit, en voyant l'erreur, s'exaspère le rédacteur en chef, Gérard Biard. Il y a toujours un truc, ça lance la moulinette médiatique, et les gens ne parlent que de ça.» Sur les réseaux sociaux, les internautes ont immédiatement embrayé avec un «Je suis Charly», plus distancé et peut-être même plus rassembleur que le traditionnel «Je suis Charlie».
Un an après, il est peu de dire que l'union nationale autour de l'hebdomadaire satirique a tourné court. Si, emportées par le flot de l'émotion, les voix discordantes avaient été peu audibles les jours suivant l'attentat, à chaque nouveau dessin provocateur, elles s'élèvent désormais pour marquer leur mécontentement, à droite, dans les milieux religieux, parfois à gauche ou à l'étranger. Une caricature du petit Aylan, une autre sur l'avion russe écrasé dans le Sinaï, les occasions n'ont pas manqué. La une du numéro spécial sortant ce mercredi, montrant un Dieu en noir et blanc, du sang rouge sur sa robe et la barbe, une kalachnikov dans le dos avec ces mots, «1 an après, l'assassin court toujours», n'a pas apaisé l'ambiance. A dessein, de la part de la rédaction de Charlie Hebdo. Willem adore la dernière couv : «Je la trouve excellente, ça renoue avec notre esprit de toujours, provocateur, direct. Ça ne me dérange pas d'être seul contre tous. Riss est très bon en ce moment. Ses dessins sont plus en colère.»
«Pour nous, c'est une une éditoriale, explique Riss, le directeur du canard, blessé lors de l'attaque. On voulait rappeler qu'on est un journal athée et qu'on remet en cause l'idée même de l'existence de Dieu. On a vécu une année de tartuferies ou d'hypocrisies, j'aimerais qu'on écoute un peu moins les religieux, ras le bol. On est encombré, pollué, par ces pensées primitives et débiles.» Charlie Hebdo a toujours oscillé entre la défense de valeurs, fortes, et le plaisir de la gaudriole. Serait-il en train de basculer seulement du côté du combat ? La dessinatrice Catherine Meurisse ne le pense pas. «En ce qui me concerne, je ne suis pas un soldat. Gébé [mort en 2004, ndlr] parlait toujours du besoin de faire un pas de côté, il disait : "On s'arrête, on réfléchit, et c'est pas triste." Ça me paraît encore plus précieux.» Elle s'arrête un instant, réfléchit : «Ou alors, s'il y a un combat, il est intime, personnel.»
«Bunkérisés»
Un an après l'attaque, la rédaction est encore en recomposition. Après plusieurs mois à Libé, l'équipe a déménagé fin septembre dans des nouveaux locaux ultraprotégés, «bunkérisés», à une adresse tenue secrète. Gérard Biard est optimiste : «Il commence petit à petit à y avoir une vie, des déconnades, des engueulades, presque comme avant.» D'autres ne peuvent pas y mettre les pieds, l'émotion est trop forte. «Je préfère être loin, explique Catherine Meurisse, actuellement en résidence à l'étranger. Si j'y vais, après, je ne dors pas pendant trois jours.» Willem, adepte de son île bretonne, lui aussi, ne «s'y sent pas très bien. L'ambiance, sous protection policière, est trop pesante pour trouver des gags».
Charlie Hebdo n'a jamais été une rédaction foisonnante, les contributeurs travaillent souvent de chez eux, mais, petit à petit, les têtes changent. Certains prennent de l'importance ou arrivent, comme Foolz et Juin. Luz est parti pour se plonger dans la BD au long cours et une récente paternité. Patrick Pelloux va prendre de la distance. D'autres sont encore là mais, à mots couverts, critiquent la direction. Gérard Biard minimise : «On n'est pas un journal centriste, il y a toujours eu des engueulades chez nous. Mais, aujourd'hui, dès qu'une mouche pète dans les locaux de Charlie, 300 micros se tendent et 45 nez pour sentir.»
Au sein d'une rédaction traumatisée, l'afflux d'argent a exacerbé les tensions. Elles n'ont pas concerné les 4 millions d'euros de dons reçus, bientôt redistribués aux familles de victimes, mais les résultats commerciaux du journal. La société mère de Charlie Hebdo, les Editions Rotative, devrait boucler l'année 2015 avec un bénéfice net «autour de 20 millions d'euros», selon le directeur général, Eric Portheault. Un pactole amassé grâce à des recettes extraordinaires. Selon Riss, les ventes ont été stabilisées à 80 000 exemplaires hebdomadaires (contre 30 000 avant les attentats) et les abonnements atteignent les 183 000.
Que va devenir cet argent ? La question s'est posée dès le 1er avril. Dans une tribune publiée par le Monde, 15 collaborateurs, dont Luz, Patrick Pelloux ou Sigolène Vinson, exprimaient leur crainte d'être laissés à l'écart : «Nous assistons aujourd'hui à des prises de décision importantes pour le journal, souvent le fait d'avocats, dont les tenants et les aboutissants restent opaques.» Et de demander la «remise à plat de l'architecture de Charlie […] en recourant à une forme de société coopérative» qui les impliquerait juridiquement dans une direction collective du titre.
Les statuts de l'entreprise ont bien été modifiés. Le 24 juin, l'ex-SARL s'est mue en «société solidaire de presse par actions simplifiée». Cette nouvelle forme sociale impose de réaffecter 70 % des profits dans Charlie et limite la distribution annuelle de dividendes à 30 %. Mais l'actionnariat, naguère partagé avec Charb, s'est resserré autour de Riss et d'Eric Portheault, nommés respectivement président et directeur général de l'entreprise «pour une durée illimitée». Le premier détient 67 % du capital, le solde revenant au second. Il n'a pas été laissé 1 % pour une société des salariés, comme d'autres journaux le pratiquent. «Ils ont les pleins pouvoirs, ils font tout ce qu'ils veulent, on ne peut rien contrôler, témoigne une plume du canard sous condition d'anonymat. Ils ont raté une chance historique de faire l'actionnariat salarié que professait Bernard Maris à longueur de pages.»
A lire les nouveaux statuts, c'est aux seuls Riss et Eric Portheault que revient le pouvoir de nommer et d'exclure les associés, d'agréer la cession d'actions, de distribuer les dividendes… Les intéressés, qui ont promis de ne pas toucher d'argent sur les bénéfices de 2015, assument ce choix de la «cooptation», selon le mot d'Eric Portheault : «C'est comme cela que nous sommes nous-mêmes devenus actionnaires, on ne trahit pas l'histoire du journal.» Ils promettent d'ouvrir le capital courant 2016, sans donner beaucoup de détails. «Compte tenu de ce que nous vivons, je trouve très aventureux de tout bouleverser sur le plan juridique», résume Riss. C'est justement ce mode de fonctionnement, basé sur la confiance personnelle plutôt que sur la mise en commun, que certains contributeurs de Charlie leur reprochent. Mais il y en a aussi pour les défendre, comme Gérard Biard : «La concentration du pouvoir ne me gêne pas. La question, c'est "qu'est-ce qu'on en fait ?"»
Un petit miracle
A cette question, Riss évoque son «désir» d'exporter les combats de l'hebdomadaire. «Je veux que Charlie devienne une voix, que sa voix trouve des relais au-delà de la France, qu'il soit la chambre d'écho de tous ceux qui veulent vivre dans un monde laïc. Charlie, c'est une manière de rire, de réfléchir, qui n'est pas spécifiquement française, qui est plus universelle qu'on l'imagine.» A cet égard, Eric Portheault rêve d'ouvrir le nouveau site internet du journal, accessible dans quelques jours, «en Allemagne, en Angleterre, aux Etats-Unis».
En attendant, tout le monde le répète à l'unisson, boucler le canard chaque semaine reste un petit miracle. «Il faudrait deux ou trois dessinateurs de plus, pour soulager Coco et Riss, qui font 60 % à 70 % du journal aujourd'hui», note Eric Portheault. Encore faut-il les trouver. Si le titre a réussi à attirer des plumes prestigieuses, tels Robert McLiam Wilson et Marie Darrieussecq, les crayons se bousculent moins au portillon. La nouvelle génération d'auteurs, plus portée sur la bande dessinée, n'est pas très intéressée par le dessin de presse. C'était déjà le cas avant le 7 Janvier. «Je suis entrée à Charlie à 21 ans parce que je trouvais que c'était des génies du rire. Après moi, pendant dix ans, plus personne n'est venu. Charb et Cabu s'en désespéraient souvent», se souvient Catherine Meurisse.
Mais il y a la peur aussi, latente. «Certains ont l'impression que s'ils se mettent à dessiner pour nous, ils vont avoir une étiquette collée sur le front "Je dessine Mahomet"», regrette Riss. Tout cela nuit-il à la qualité du journal ? «Après tout ce qu'on a vécu, je trouve quand même qu'il est pas trop mal.»