Face à la menace, le risque n'est-il pas l'autocensure ? Comment mesurer un éventuel décalage dans les paroles et les écrits né après la fusillade contre Charlie ? Comment, qui plus est, reconnaître le bâillon que l'on se pose à soi-même ? «L'autocensure, c'est la plus discrète des censures, celle qu'il est impossible de mesurer», explique Bernard Joubert, spécialiste de la censure (1). Selon lui, on sait précisément combien il y a eu de livres interdits en 1955. Mais personne ne pourra jamais chiffrer combien de dessins satiriques sont restés inédits ou dans la tête de leurs auteurs, par peur, en 2015. Ce spécialiste de la bande dessinée n'a d'ailleurs pas remarqué de changement notable dans le secteur. «Ou alors, à l'inverse, on s'est tellement sentis touchés par la mort de dessinateurs qu'il y a eu une marée d'islamistes ridicules, de dieux pleurant la bêtise humaine et, hommage à Wolinski, de burqas avec des gros culs.» Parler de l'autocensure, répète-t-il, c'est un ressenti. De l'intimité indicible : «Des dessinateurs disent que l'autocensure est maintenant ancrée dans leur tête, qu'ils ne pourront plus s'en débarrasser.» D'autres n'ont pas senti le boulet de la censure, mais ont ressenti le besoin de réaffirmer l'importance de la liberté d'expression.
«Combat». Elle s'appelle Noria Ghozali, c'est une «fliquette» de famille algérienne. Apparue dans deux romans de Dominique Manotti (2), elle n'était pas prévue dans le casting du dernier, qui ne porte pas sur les questions de terrorisme. Mais après Charlie, l'écrivaine de polars l'a illico récupérée. «Je ne peux pas être extérieure au débat public, et j'ai rajouté ce personnage qui était auparavant aux renseignements généraux sur les problèmes d'immigration et qui se trouve en 2013 à la Direction centrale du renseignement intérieur.» Son frère parti faire le jihad, Noria est exfiltrée de la DCRI pour basculer dans l'espionnage économique. Manière de pointer du doigt que la DCRI (devenue DGSI en 2014) s'est vidée de tous ceux qui pouvaient fournir des renseignements. «La rhétorique de la guerre et de la terreur est une façon de masquer les défaillances de nos services secrets et de notre police», souligne Dominique Manotti.
«Je réagis à l'inverse», répond-elle à la question de l'autocensure. Porter le réel dans la plume lui paraît essentiel dans la conjoncture actuelle. «Ecrire est un combat. Un roman est aussi un moyen de rouvrir le débat au milieu d'une population anesthésiée.» Le climat lui rappelle d'autres périodes délétères de l'Histoire. «J'espère que les milieux universitaires et culturels vont se mettre à travailler sur le présent, à le raconter, le porter à l'écran.» Aucune raison de se taire. «Le pire, c'est l'autocensure», constate Dominique Manotti, dont le roman suit son cours.
«Responsabilité». Il y a un an, Nicole Ferroni se trouvait pour sa chronique hebdomadaire à France Inter, qui consacre ce mercredi sa matinale à Charlie. Spontanément, l'humoriste ne voit pas ce qui a changé depuis un an dans sa propre expression. «Dans ma prise de parole à l'antenne et dans mon spectacle, je n'ai pas à subir d'autocensure et je n'ai pas de crainte de froisser les gens.» Elle traite de l'actualité de façon naïve, dit-elle. «Du coup, cette naïveté fait que je ne suis pas considérée comme une humoriste borderline.»
Question de forme parce que, sur le fond, elle reconnaît sans fard que son regard sur les médias a changé. N'étant ni spécialiste ni journaliste, elle a elle-même expérimenté leur potentiel de haut-parleur ou de microscope. «Je commence à me rendre compte que les médias ont une responsabilité sur ce qui est dit et provoqué.» Car ce matin du 7 janvier 2015, c'était Michel Houellebecq qui était l'invité de France Inter pour son roman Soumission, et elle s'est bien demandé pourquoi. Dans sa chronique, elle a dressé un parallèle entre Soumission et l'oracle d'Œdipe : «J'ai dit en gros : "Vous faites un livre qui, potentiellement, suscite la peur et rend la situation vraisemblable, il faudrait pas s'étonner qu'elle arrive"», relate-t-elle. Mais en fin de matinée, les Kouachi mitraillent les Charlie Hebdo. Son propos prend une autre tournure… Nicole Ferroni raconte qu'elle a ensuite écrit une lettre d'excuse à Michel Houellebecq. «Je n'avais pas placé le curseur de la liberté d'expression au bon endroit, poursuit l'humoriste, à qui l'écrivain a répondu. Défendre la liberté d'expression, c'est aussi défendre Houellebecq. J'aurais dû peser mes mots.»
«Vérité à soi». Laurence Hansen-Løve, qui vit près de la place de la République à Paris, a été profondément choquée par les assassinats de Charlie. La philosophe a noué un dialogue (3) autour des nouveaux types de combats et de la solidarité entre générations avec Catfish Tomei, un diplômé de Sciences-Po de 25 ans parti vivre à la campagne pour défendre la survie des abeilles. «Notre préoccupation n'est plus la lutte des classes, ce sont les droits de l'humain, dont la liberté d'expression», souligne la philosophe. Celle-ci est incontournable, même venant de ceux qui déplaisent. Alors… «Le meilleur et le seul moyen d'affronter un discours ou une vision qui nous indigne, c'est donc bien d'affirmer sa vérité à soi par tous les moyens de la rhétorique. L'art, l'humour, la politique, la philosophie, la littérature, le cinéma ou même les nouveaux médias sont autant de champs à investir.»
(1) Dictionnaire des livres et journaux interdits, éd. Cercle de la librairie.
(2) Dernier titre publié : Or noir, éd. Gallimard.
(3) Charlie, l'onde de choc, éd. Ovadia.