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Libération
Récit

Des Français de naissance redevenus«Français depapier»

Déchéance de nationalité, la polémiquedossier
Avec les attentats de 2015, les fractures au sein de la population se sont creusées, entre les citoyens d’origine africaine, suspectés ou sommés de se justifier, et les autres.
«Free Hugs» proposés par des musulmans, place de la République, le 18 novembre à Paris. (Photo David Maurel)
publié le 8 janvier 2016 à 18h41

Et si les terroristes avaient en partie gagné ? Et s’ils étaient en passe de remplir un de leurs objectifs essentiels : diviser, par des attentats plus ou moins ciblés, les sociétés occidentales, en exacerbant les tensions entre populations d’origine étrangère et citoyens installés de plus longue date. Après deux séries d’attaques commises à dix mois d’intervalle, la France a fini l’année 2015 particulièrement éprouvée.

De ces drames, l'ensemble des Français - toutes origines confondues - sont sortis traumatisés. Mais pour la population d'origine africaine, et notamment maghrébine, l'effet a été double : après l'effroi, beaucoup ont dû subir la stigmatisation. D'emblée présumés musulmans, nombre d'entre eux ont dû se justifier, se «désolidariser», voire, pour une minorité, subir des actes de violence. Loin des mosquées ou des cités, Libération a choisi d'interroger cette majorité silencieuse issue de l'immigration, parfaitement intégrée économiquement et socialement. Enfin, qui le croyait. Car l'ambiance qui s'est installée après les attentats en France n'a pas manqué de questionner plusieurs d'entre eux, sur leur identité et leur place - qu'ils pensaient pourtant acquise - dans la société française.

«Ne paniquez pas»

Pour Fatia, 39 ans, cadre à EDF et fille d'immigrés algériens, la déconvenue commence dès le lendemain des attentats de janvier. «J'étais abasourdie, et je n'avais pas forcément envie d'en parler. Sauf que non seulement j'ai dû entrer dans le débat, mais à cause de mes origines, je me suis sentie obligée, au travail, de réunir mon équipe pour les "rassurer"… J'ai dû faire la même chose après le 13 Novembre.» Pour Karim, 42 ans, le retour au boulot a été plus surprenant encore. Missionné, pour quelques semaines à chaque fois, dans des agences de la Poste pour des réorganisations, il a été accueilli différemment après les attentats. «Jusqu'alors, je n'étais présenté qu'au service RH, le seul à qui j'ai affaire. Mais après Charlie, on me faisait faire le tour de tous les salariés. Sous-entendu : si vous croisez dans les couloirs un Arabe que vous ne connaissez pas, ne paniquez pas.»

Jeune journaliste radio, Yassine, 23 ans, préparait, lui, un sujet sur l'engouement des Français pour le drapeau tricolore, suite à l'initiative lancée après le 13 Novembre. Une auditrice cherche à en accrocher un à son balcon. Déjà sarcastique en l'entendant, elle se lâche quand elle apprend son patronyme : «Typiquement un nom qu'on aimerait voir en dehors de nos frontières.» Dans les couloirs de la radio, certains collègues «blancs» lui font aussi sentir, après l'attaque de Charlie Hebdo, qu'il ne peut «pas comprendre» ce qui vient d'arriver. «J'ai senti que j'étais de trop.» Autre épisode qui a marqué l'année «horrible» de Yassine : un contrôleur dans un train vient lui demander si c'est bien lui qui a laissé son sac dans un wagon. «Dépêchez-vous d'aller le récupérer, dit-il en souriant, les passagers sont déjà en train de vous décrire !» Yassine revient, rassure tout le monde en montrant sa carte de presse. Une femme rougit, «comme pour dire qu'elle avait honte de m'avoir accusé, et en même temps qu'il fallait la comprendre. Eh bien, bizarrement, je la comprends…»

Assignation religieuse

Le débat public et les proches leur renvoient également une identité culturelle que certains découvrent à cette occasion. «Mes amis attendent de moi que je me positionne, explique Fatia. Je n'ai pas le droit de dire "je m'en fous" ou "je ne veux pas en parler". Et quand j'interviens, je sais que je suis considérée, malgré moi, comme représentante des Arabes ou des musulmans.» Pour Amel, 40 ans, d'origine algérienne, «on est toujours ramené à la religion, à une identité musulmane, pour ne pas dire, comme je l'ai entendu, à une "apparence musulmane"». Un phénomène qui «s'est amplifié» mais qui, pour elle, n'est pas nouveau : «En créant les institutions représentatives des musulmans, Sarkozy a contribué à façonner cette soi-disant "communauté musulmane", à verbaliser cette notion enfermante, reprise ensuite par tout le monde.»

Une assignation religieuse d'autant plus difficile à vivre que les extrémistes font tout pour dévoyer cette confession. Comme pour boucler la boucle. Yassine, qui se rappelle avoir eu «envie de vomir» en entendant les frères Kouachi défendre le «prophète», estime ainsi que «les terroristes ont réussi en 2015 à faire en sorte que l'islam soit stigmatisé en tant que tel». Un processus que «je n'avais pas ressenti au moment des attaques de Mohamed Merah. Même si je me dis aujourd'hui que les regards de 2015, je ne les avais peut-être pas vus auparavant». L'amalgame est parfois si fort qu'il finit par être intériorisé. Comme pour Noureddine, avocat lyonnais d'origine tunisienne, dont l'un des plus proches clients a perdu sa belle-fille au Carillon, le soir du 13 novembre : «J'avais honte en tant que musulman, et je me suis dit : "Peut-être que Jérôme [son client, ndlr] pense que…" Un sentiment de gêne si puissant que je n'ai toujours pas réussi à lui exprimer ma douleur, alors qu'à travers la mort de sa belle-fille, j'ai l'impression d'avoir moi aussi perdu un proche.»

Autre initiative douloureusement vécue par la population d'origine immigrée : l'appel de plusieurs responsables politiques en direction des musulmans pour qu'ils se démarquent officiellement des terroristes. Une «injonction très mal vécue, selon la journaliste Faïza Zerouala (1), qui nous renvoie à la figure le message suivant : prouvez-nous que vous n'êtes pas terroristes… Comme si nous pouvions soutenir l'Etat islamique et les attentats.»

A cette assignation religieuse, à l'amalgame entre islam et terrorisme, à la «race blanche» de Nadine Morano, dérivé de l'identité nationale de Nicolas Sarkozy, s'ajoute, enfin, le débat très officiel sur la déchéance de nationalité pour les binationaux. Une mesure «qui montre à quel point nous restons, aux yeux des politiques, des "Français de papier", mais aussi de potentiels terroristes», analyse Tibault Baka, 32 ans, binational franco-ivoirien et auteur-éditeur à Villiers-le-Bel (Val-d'Oise), qui ne s'identifie pas comme «issu de l'immigration, mais de la colonisation». «On a bien compris que c'était pour les terroristes, mais lorsqu'on commence à mettre le doigt dans ce type d'engrenage, on ne sait pas où ça s'arrête», confie Faïza Zerouala, qui se demande «ce qu'ils vont inventer la prochaine fois». Et de glisser, découragée : «Après Charlie, on s'est dit qu'il y aurait un sursaut collectif, qu'on allait enfin s'attaquer aux fractures sociales. Résultat : on termine l'année sur un débat hallucinant où la gauche reprend à son compte une idée de droite et d'extrême droite.»

Rage

Tibault Baka pense aux éventuelles conséquences : «J'ai transformé ma frustration en quelque chose de positif - l'écriture - mais je m'inquiète pour ceux qui ont la rage et qui abandonnent.» Plus amère, Amel conclut : «J'ai l'impression d'assister à l'effondrement de la France qui m'a faite française. De ces adultes qui m'avaient fait une place, de tous ces profs qui ont fait que la petite fille d'immigrés pauvres que j'étais a pu faire des études, s'émanciper, et devenir ce que je suis. Je suis le programme de la gauche qu'elle renie, j'ai l'impression d'être le produit de l'amour de parents qui désormais regrettent.»

(1) Auteur de Des voix derrière le voile, éditions Premier parallèle.