«Déradicaliser» le Net ? Au lendemain des attentats de janvier, le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, en avait fait une priorité autant qu'un élément de langage, martelant que «90 % de ceux qui basculent dans le terrorisme basculent par Internet». Au-delà du chiffre - aussi spectaculaire que contestable, tant le phénomène est complexe et multifactoriel -, l'enjeu posé par l'exécutif était d'abord de tarir le flot, réel, de la propagande jihadiste en ligne.
Depuis février 2015, indique-t-on place Beauvau, 43 sites «provoquant à la commission d'actes de terrorisme ou en faisant l'apologie» ont été bloqués en France, et 188 adresses web déréférencées des moteurs de recherches - sans passage par le juge, comme l'a instauré la loi antiterroriste de novembre 2014. Les effectifs de Pharos, la plateforme de signalement du ministère de l'Intérieur, ont été renforcés, de 11 policiers et gendarmes en janvier à 21 aujourd'hui. Et les contacts avec les acteurs de la Silicon Valley se sont intensifiés, notamment pour accélérer les retraits de contenus. Dans l'entourage de Cazeneuve, on assure être «arrivé à un bon niveau de coopération entre Pharos et les opérateurs».
«Compliqué». De son côté, Adrienne Charmet-Alix, chargée des campagnes de l'association la Quadrature du Net, déplore «une tendance lourde à la gestion de ces questions hors du cadre judiciaire». Au risque que l'appel à la «responsabilité morale» des grandes plateformes les conduise à multiplier les décisions arbitraires - telles les suppressions de comptes de journalistes ou d'analystes du jihad sur les réseaux sociaux. A minima, juge-t-elle, il faudrait renforcer substantiellement Pharos, et surtout dégager «des moyens clairs pour la justice».
Jean-Jacques Urvoas, «monsieur sécurité» au PS, le reconnaissait en novembre : «C'est très compliqué.» De fait, l'exécutif mise aussi sur la piste du contre-discours. Fin janvier, il a lancé le site «Stop Djihadisme», piloté par le Service d'information du gouvernement (SIG) - initiative mise en chantier plusieurs mois auparavant, précise son directeur, Christian Gravel. En octobre, une campagne est initiée via des vidéos montrant des proches de jeunes partis en Syrie. Fin décembre, une page Facebook et un compte Twitter sont activés, pour assurer une présence quotidienne en ligne. «Il y a eu une prise de conscience qu'on pouvait aider», se réjouit Giuseppe de Martino, le président de l'Association des sites internet communautaires (Asic).
Mais pour quelle efficacité ? En quantité, la différence est criante : «Quand l'Etat islamique fait le bilan de sa propagande, on est à 15 000 photos, 800 vidéos en 11 langues et une vingtaine de magazines en un an», explique David Thomson, journaliste à RFI et auteur de Français jihadistes (Les Arènes, 2014). «Raison de plus de s'activer, et c'est ce que nous faisons», rétorque Christian Gravel. Qualitativement, le problème est aussi épineux. Pour Thomson, la campagne d'octobre «a pu avoir un effet de sensibilisation sur les familles et les proches». Mais pas sur ceux et celles qui ont rejoint l'EI ou sont prêts à le faire.
Fondation privée. «Nous sommes parfaitement lucides sur le diagnostic, reconnaît le directeur du SIG. Pour pouvoir toucher un public de jeunes réellement séduits par la doxa de Daech, il faut que les acteurs privés, les associations, la société civile dans son ensemble se mobilisent. La réponse doit être globale.» En mai dernier, Valls annonçait le recrutement d'un «bataillon de community managers». Pour l'heure, une cellule d'une dizaine de personnes, pilotée par le SIG, est chargée d'un travail de veille et de diffusion d'information, en lien avec plusieurs ministères.
Reste à mettre sur pied la «fondation privée» évoquée en mai, qui, comme le fait la britannique Quilliam, pourrait mener des recherches et proposer des contre-discours, avec l'aide d'experts et d'associations. Les géants du Net iront-ils jusqu'à mettre la main à la poche ? A ce stade, aucun ne l'annonce officiellement. En tout état de cause, «pour l'instant, aucune plateforme, aucun Etat n'a trouvé la parade», constate David Thomson. Sans doute parce que s'attaquer au symptôme ne suffira pas à régler le cœur du problème.