L’effroi, la peur, la sidération… mais aussi la résistance. Depuis le 7 janvier 2015, la France a changé d’âme. Elle se perdait dans la stagnation et l’impuissance. Le drame l’a changée. A travers l’épreuve, elle s’est révélée à elle-même, pour le pire parfois, souvent pour le meilleur. Le négativisme maso d’une partie des élites est horripilant. «Où est passé l’esprit du 11 Janvier ?» ; «Voyez tous ces gens qui refusent de dire "Je suis Charlie" !» ; «L’union nationale n’a pas duré vingt-quatre heures», «Les incantations républicaines tournent à vide», etc. Le théâtre médiatique bruit de réflexions désabusées avec, en fond de décor, une arrière-pensée lancinante : dans cette démocratie ramollie, le civisme est une façade, l’indifférence craintive domine, l’individualisme a dissous le sens du tragique. Au-delà de quelques gestes émouvants prodigués par des bisounours sympathiques qui luttent contre les tueurs avec des bougies, la trouille, suggèrent-ils, paralyse l’action collective. Ce diagnostic funèbre a une connotation politique : pour les idéologues du déclin, il s’agit de fustiger l’individualisme des sociétés modernes, la perte des valeurs, de soupirer après l’ancien temps. Il a surtout une grave faiblesse : il est faux. Ce qui apparaît depuis le 7 Janvier, c’est au contraire la force inattendue de la solidarité collective, le courage des anonymes confrontés au pire, la renaissance d’un esprit commun. Ce qui apparaît depuis le 7 Janvier, c’est un civisme tranquille et même, osons l’hypothèse, un nouveau patriotisme, adapté à la société moderne et à la mondialisation, à l’opposé des éructations nationalistes qu’on entend à la droite de la droite.
Quelques indices doivent faire réfléchir. Décimée, massacrée, la rédaction de Charlie décide, quelques heures après la tuerie, de continuer. Ces journalistes que le discours national insupporte, ces dessinateurs pacifistes, ces gentils satiristes refusent de céder à la sanglante injonction des tueurs. Pourquoi ? Pour un principe, celui de la liberté d'expression, qui est une composante de l'identité française. Peu après, braqués par les terroristes, en danger de mort, des anonymes se rebellent contre la fatalité. L'un tente, simple agent de la voirie, de désarmer Coulibaly, lui arrache sa cagoule et survit par miracle ; l'autre sauve des otages au nez et à la barbe d'un tueur surarmé ; le troisième, dans une imprimerie, protège, au risque de sa vie, son salarié caché dans un réduit. Sans parler de ces policiers qui bravent la mort dans les opérations d'assaut, admirés par tous. Dans le formidable documentaire de Dan Reed, diffusé jeudi soir sur France 2, un secouriste héroïque tire la leçon des événements : les gens de l'Etat islamique sont prêts à mourir pour leur cause, dit-il, sans doute ; eh bien j'ai vu que des Français inconnus, par solidarité ou par idéal, étaient prêts eux aussi à mourir pour leur cause !
Et quels sont les symboles que les citoyens confrontés au drame invoquent ? L'intolérance ? La vengeance ? La haine renvoyée à ceux qui haïssent ? Non : la liberté, la place de la République, lieu emblématique d'une France meurtrie, un défilé massif boulevard Voltaire, des Marseillaise tout sauf nationalistes, des drapeaux tricolores qui symbolisent l'unité et non la fermeture. Un patriotisme nouveau, en somme, qui refuse toute discrimination, qui traduit une volonté de rassemblement au-delà des origines et des religions, qui est à la fois national et universel. Gentillesse déplacée, bons sentiments portés en bandoulière ? Pas du tout. Les Français ont fait corps avec leurs institutions, leur gouvernement et avec leur Président, jusque-là impopulaire, qui a su trouver les mots pour exprimer le sentiment commun. Ils ont refusé de concéder la moindre hésitation dans l'action extérieure de la France, qui a accru son engagement au Moyen-Orient contre l'Etat islamique au lieu de reculer. Ils ont plébiscité l'action de la police et de la gendarmerie, dans toute son efficacité professionnelle. Nul angélisme, nulle faiblesse, donc, dans ce patriotisme dédié aux valeurs républicaines. C'est la raison pour laquelle le gouvernement aurait grand tort de négliger, de contrarier, de contredire cet état d'esprit fondé sur l'universel. Par exemple en restreignant soudain, simplement pour couper l'herbe sous le pied d'une droite encline à la surenchère, les libertés publiques et les garanties de droit qui encadrent la sanction pénale. Une opinion à la fois lucide et attachée aux principes républicains est prête à soutenir l'action publique : il ne faut pas s'en couper. La liberté n'est pas une faiblesse. Elle est la force de la France qui résiste. Tous les Français, dira-t-on, ne partagent pas cette idée de la France.
Une jeunesse reléguée dans les banlieues est tentée par le nihilisme et trouve son exutoire dans l’islamisme radical. C’est un fait que la menace est là, précise et diffuse à la fois. Elle dominera l’époque ouverte le 7 Janvier. La conjonction de la guerre civile dans l’islam et des fractures de la société française fait prévoir une lutte d’au moins une décennie. Il faut la mener avec intelligence. C’est-à-dire séparer des fanatiques la masse musulmane qui veut vivre en paix. La réaction forte des autorités musulmanes réunies à l’Institut du monde arabe au lendemain du 13 Novembre, républicaine à souhait, est un point d’appui. D’autres Français, enfin, dans les urnes cette fois, expriment leur désarroi social et leur rejet de l’autre en votant Front national, jusqu’à représenter un tiers de l’électorat. Là aussi, le civisme démontré après les attentats doit trouver un point d’application. On voit déjà que le front républicain, dont on affectait de prévoir l’inefficacité, a privé le FN des régions qu’il convoitait. Mais ce réflexe républicain ne saurait tenir lieu d’arme politique unique. Le civisme nouveau démontré depuis un an appelle une réponse plus vigoureuse : une politique républicaine et sociale qui mette au premier rang de ses préoccupations l’intérêt des classes populaires, qui est aussi celui du pays.