Menu
Libération
portrait

Sylvie Marot : grâce à elle

La fille de Jacqueline Sauvage se bat pour obtenir la libération de sa mère qui a tué son père, violent et incestueux.
Photo Rémy Artiges pour Libération.
publié le 12 janvier 2016 à 17h11

Sylvie Marot dit rarement «je». Elle dit «on». Comme si les histoires de famille vivaient à tel point en elle qu'elles avaient fait disparaître Sylvie Marot. «Mes sœurs et moi, personne ne s'est jamais soucié de nous. On a toujours été transparentes», dit-elle dans un léger chuintement, l'air vif et le débit rapide. Elle touche à peine son jus d'orange eau gazeuse qui traîne sur la toile cirée, dans la vaste maison à la pelouse parfaite où elle vit depuis six mois avec son deuxième mari. Des boules de Noël sont encore scotchées au papier peint et la nuit est tombée sur les pavillons de Grosrouvre, en pleine forêt de Rambouillet. Sylvie Marot a passé la journée à faire les comptes d'une entreprise de BTP à Meudon, elle est heureuse de les avoir rendus en avance.

A 50 ans, elle dit «maman» pour Jacqueline Sauvage et «le père» pour Norbert Marot. Après avoir tourné ses pouces et tripoté son smartphone, elle ajoute en croisant les bras : «On veut simplement montrer comment la vie de maman peut être comprise à travers la nôtre.» Mais peut-on résumer la vie de Sylvie Marot à celle de Jacqueline Sauvage ? Dans les années 60-70, elle grandit auprès de deux sœurs et d'un frère dans le Loiret, où leurs parents, chasseurs, sont venus après leur rencontre près de Melun, «à l'époque où les garçons se battaient pour les filles dans les bals». Sylvie est la première enfant de l'ouvrière et du chauffeur routier. Lui a grandi auprès d'une mère sévère : «Quelque part, il détestait les femmes.» C'est que dès les premières années, Jacqueline, Sylvie, Carole et Fabienne vivent sous la pression d'un «dictateur» qui cogne pour un rien. Pascal, le petit frère, sera mis «sur un piédestal» mais subira aussi les coups plus tard. Sylvie enchaîne les corvées.

Si elle a des bons souvenirs d'enfance ? «Non. Ah ! si. Une fois, la planche à voile à La Tranche-sur-Mer.» Elle monte à Paris comme on s'enfuit, à 19 ans. Elle a su qu'elle serait comptable dès le collège. Trois enfants arrivent d'un premier mariage avec un homme qui ne l'a jamais battue, précise-t-elle. C'est «pour le bien de tout le monde» qu'elle devient la comptable de la société de transport créée par son père. «J'aurais aimé être indépendante. Mais j'ai pas su le faire.» A 21 ans, elle prévient son père que c'est «la dernière trempe». «Tu n'es pas comme les autres», il lui répond. «Tu lâches rien, toi», lui répètent les sœurs. La vie de famille est quand même la plus forte. «On ne disait rien, de sorte que ça se passe bien. C'était quand même nos parents, et puis maman aimait qu'on soit là.»

Lors du dernier repas de famille, à Noël 2001, Norbert Marot finira par se battre avec Pascal et par braquer un fusil sur Sylvie et son mari, venus récupérer Jacqueline Sauvage «déglinguée». Dix ans passent, et la violence augmente. En mars 2012, sa mère a un accident de voiture après avoir été «fracassée». «Là, j'ai dit à maman : "Il faut arrêter." A bientôt 50 ans, j'en avais marre.» Le 10 septembre 2012, elle apprend le meurtre de son père et le suicide de son frère. Car Jacqueline Sauvage, 65 ans alors, a tiré trois coups de fusil de chasse dans le dos de Norbert Marot après une énième dispute, et Pascal, quelques heures auparavant, s'est pendu chez lui. Sylvie Marot défend sa mère jusqu'au bout, en première instance puis en appel. A chaque fois, dix ans ferme. A la barre, en décembre 2015, elle apprend aux jurés que «les cris qui venaient de la cuisine» n'étaient pas les seuls méfaits du père : «Pour nous, les problèmes ont commencé quand on s'est formées physiquement. Il a commencé les attouchements.» «Quand j'ai entendu leurs questions, j'ai eu l'impression que le procès était déjà fait, qu'ils refaisaient notre histoire», dit-elle un mois après l'appel. Les proches posent les mêmes questions que le juge et l'avocat général : «Pourquoi n'avoir jamais rien dit ?». Ça sonne comme une évidence : «Mais enfin, on n'allait pas mettre en avant notre vie !»

Soudain, elle propose d'aller voir ses chevaux au fond de l'immense jardin. Ceux aperçus en photos sur la cheminée, à côté des médailles et du calendrier à la gloire de ces animaux qui soignent les blessures, dit-on. Trois bêtes calmes dont Sylvie Marot s'occupe dès l'aube et qu'elle emmène dans le Loir-et-Cher aux concours de Lamotte-Beuvron, ses vacances préférées. «Je ne pense à rien dans ces moments-là. J'existe avec mon cheval. Ça a été mon échappatoire toute ma vie.» Cette maison à rembourser jusqu'à la retraite, «financièrement, on fait attention», elle l'a d'ailleurs cherchée pour eux comme pour elle, afin de «vivre calmement». «Têtue» : elle se donne le même qualificatif qu'à son cheval et à sa mère. Mais il y a là un regard perçant, une obstination et une humilité bien à elle. «C'est une battante, dit l'ex-collègue devenu mari. Elle va au bout de ce qu'elle veut, sans montrer ses sentiments. Ce qui est arrivé à sa mère ne lui serait jamais arrivé : même quelqu'un qui hausse le ton, ça la met mal à l'aise.» Sa mère, encore. Quand ce n'est pas l'autre, celui qui n'a eu ni cérémonie ni pierre tombale, celui dont elle a dû reprendre le nom pour ne pas être reconnue dans les médias, c'est elle qui revient toujours. Celle à qui elle pense en se réveillant, qui lui fait l'effet d'une gamine tous les quinze jours à la maison d'arrêt. Celle qui a seulement dix-sept ans de plus qu'elle, et la même bouche pincée, le même nez aigu. Celle qui appelle tous les jours et dont le chien de chasse, dernier témoin, ronfle derrière nous. Après les enterrements, Sylvie Marot a fermé «proprement» la société familiale, a démarché les avocats, a lancé une pétition et a demandé sa grâce au président de la République. «En fait, j'ai l'impression d'avoir été maman aussi, dit-elle après un court silence. Il fallait toujours l'aider.» Les rôles ne se sont pas inversés avec le temps. Quand sa mère sera sortie, Sylvie Marot voudrait «en profiter» mais avoir «une grande discussion» avec elle et ses sœurs : «Comment va-t-on passer à autre chose ?»

De cette histoire, ses enfants (dont un chauffeur et une comptable) connaissent ce qu'en dit la télé. Elle rencontre de nombreuses femmes meurtries aux manifestations de soutien ou sur les réseaux sociaux. L'une lui est tombée dans les bras, ça l'a émue. Elle leur répond un simple «Battez-vous !» mais se méfie du combat qu'elle aurait à porter. Elle ne supporte pas «les gens qui se laissent aller et qui se plaignent alors qu'ils sont gâtés». Elle, qui dit «avoir des idées de droite», qui voit les hommes «plus forts» et les femmes «plus fines», aimerait que les lois soient moins faites pour les premiers, et se demande qui décide de la peine aux assises. Certes, elle a commencé «au ras des pâquerettes», mais Sylvie Marot ne se débrouille pas si mal. «Je gère», reconnaît-elle enfin.

1965 Naissance à Melun.

1998 Intègre comme comptable la société de son père.

10 septembre 2012 Mort de son père Norbert Marot.

Octobre 2014 Procès de sa mère Jacqueline Sauvage.

Décembre 2015 Procès en appel et demande de grâce présidentielle.