Veille de Noël à l'Elysée, dernier Conseil des ministres avant la trêve des confiseurs. Avec un peu de retard sur l'horaire officiel, François Hollande entre dans le salon Murat, encadré de Manuel Valls et Christiane Taubira. A la surprise générale, le Président confirme son intention d'inscrire dans la Constitution la déchéance de nationalité pour les terroristes binationaux nés en France. Un ministre se souvient : «On est seize autour de la table. On est seize à tomber de notre chaise.» Ou plutôt treize, car Christiane Taubira, Bernard Cazeneuve et Stéphane Le Foll ont été mis dans la confidence la veille. A la dernière minute. Depuis la fin de semaine précédente, tout le monde dans la majorité pensait abandonnée cette mesure, qui n'est «pas de gauche», dixit le patron du PS Jean-Christophe Cambadélis. Libération retrace les cinq derniers jours d'oscillations au sommet de l'Etat, qui ont abouti à l'une des mesures les plus controversées du quinquennat.
Vendredi
Défilé de visiteurs à l’Elysée
A l'Elysée, François Hollande est de retour d'un Conseil européen quasi entièrement consacré à la lutte contre le terrorisme. Avant les vacances de fin d'année, les rendez-vous se multiplient en marge de l'agenda officiel. Politiques, intellectuels, journalistes défilent dans le bureau présidentiel. Tous remontés contre la déchéance de nationalité. Comme à son habitude, François Hollande laisse souvent parler. Mais à certains, il laisse échapper ce qu'ils veulent entendre. «On ne fera pas la déchéance, parce que ce serait inscrire dans la Constitution un vrai risque de rupture d'égalité entre les Français», dit-il à l'un d'eux. La rumeur se propage, d'autant plus vite que tout le monde au sein de la majorité anticipe un abandon. «Hollande et Valls sont alors tous les deux sur la même longueur d'ondes, assure un ténor du PS. Ils veulent essayer d'éviter la déchéance.» Mais «quand on connaît bien Hollande, on sait que tant qu'une décision n'est pas annoncée, elle n'est pas prise», fait aujourd'hui valoir un de ses proches. Ceux qui ressortent du «château» trouvent en tout cas le chef de l'Etat «obsédé» par le risque de nouveaux attentats. En réalité, Hollande sait déjà que deux équipes de terroristes prêtes à passer à l'acte viennent d'être mises hors d'état de nuire, à Orléans et Montpellier, deux affaires dont le grand public ne prendra connaissance que les mardi et mercredi suivants. «François dit qu'en cas de nouvelle attaque, on sera très loin de l'esprit de Charlie, explique un visiteur. Et qu'il faut faire très attention à l'opinion publique, à l'exigence de radicalité.»
Samedi
«Ils ne comprennent rien»
Les ministres se retrouvent autour du chef de l'Etat pour un séminaire sur les priorités de travail de 2016. Emploi, sécurité… les thèmes brassés autour de la table sont vastes et Manuel Valls s'emporte contre ceux qui osent s'interroger sur l'angle mort de la politique gouvernementale post-attentats : l'éducation, l'associatif, la culture. «Les ministres ne comprennent rien à ce qui se passe dans les quartiers, rien», s'énerve le Premier ministre. La déchéance de nationalité n'est pas abordée pendant la réunion «mais chacun a eu un moment avec le Président quand on a pris un verre après et on a tous compris que c'était abandonné», rapporte un ministre. Certains se risquent à donner leur avis personnel (contre). Hollande, lui, enregistre.
Dimanche
La jeune garde ébranlée
Depuis le discours du 16 novembre devant le Congrès, tout le cabinet présidentiel phosphore sur la meilleure façon de traduire la parole de Hollande dans les faits. La constitutionnalisation de l'état d'urgence ne donne d'états d'âme à personne. La déchéance, si. Et c'est la jeune garde présidentielle qui semble la plus ébranlée, comme la directrice de cabinet adjointe Constance Rivière ou le secrétaire général adjoint Boris Vallaud. A l'instar de son prédécesseur à ce poste, Emmanuel Macron, même si le ministre de l'Economie soutient officiellement le gouvernement. En revanche, le directeur de cabinet du président (Thierry Lataste) et le secrétaire général du gouvernement (Marc Guillaume) sont à la manœuvre. Dans toute cette affaire, «le duo Lataste-Guillaume joue un rôle crucial qu'on sous-estime totalement», décrypte un dirigeant socialiste. «Ils sont là pour codifier et borner juridiquement la parole présidentielle», explique un proche de Hollande qui veut, lui, minimiser tout rôle politique des deux hommes. Dimanche midi, Hollande et Valls décident de se voir. Mais cette fois-ci - volonté de discrétion, de prendre l'air ou les deux - ce sera à l'extérieur du palais présidentiel. L'ami et confident Julien Dray, qui dénonce un risque de «rupture avec la gauche militante», passe à l'Elysée, comme il en a pris l'habitude, dans l'après-midi.
Lundi
Gare à l’image
A l'Elysée, les rendez-vous continuent. «Je suis sorti de son bureau en considérant que la question était derrière nous», confie un socialiste reçu par le Président dans la matinée. A Matignon, Valls a lui aussi un programme de rencontres chargé. Depuis quelques jours, le chef du gouvernement laisse filtrer ce qu'il pense de la déchéance : pas efficace contre le terrorisme, politiquement inflammable mais raccord avec la parole présidentielle. A l'un de ses hôtes matinaux, il assure que «c'est réglé, un débat clos» et file à l'Elysée pour son déjeuner hebdomadaire avec le chef de l'Etat. Dans l'après-midi, Valls s'épanche auprès d'un de ses visiteurs : «Je ne suis pas opposé par principe à la déchéance mais ça ne fait pas consensus à gauche et on ne peut pas se permettre de la fracturer.» Pourtant quelques heures plus tard, lors d'un coup de fil en début de soirée, Valls va insister auprès du Président sur le risque de voir la droite et les Français l'accuser de renier sa parole du 16 novembre. Un argument qu'il va marteler : «Tu ne peux pas être parjure de ce que tu as dit devant la Nation» au Congrès. La balance penche désormais en faveur d'un retour de la déchéance de nationalité. «Ce qui fait revenir Hollande en arrière, c'est la montée du procès en reniement, analyse un ministre. Pour lui, le risque politique très fort est de redevenir le mec dont la parole n'a pas de valeur. Or l'image du président solide, qui est née des attentats, ne doit pas être abîmée.»
Mardi
Le détonateur Taubira
Mais de ce changement de pied, le reste du gouvernement ignore tout. Sur les radios du matin, deux très proches du président, Bruno Le Roux et Jean-Pierre Mignard, sortent de leur chapeau l'indignité nationale. Quelques minutes plus tard, à Matignon, lors du petit-déjeuner de la majorité, Valls cingle : «C'est un peu loin de ce qu'a dit le président à Versailles.» Mais, «personne n'imaginait que Le Roux et Mignard étaient sortis sans avoir le feu vert du château», explique un proche de Valls. Porte-parole du gouvernement, Stéphane Le Foll oscille entre malaise sur le fond et colère sur la forme lors de son interview sur BFM TV : «Je ne vais pas me mettre dans la situation de dire quelque chose un matin et autre chose le lendemain.»
Après avoir décoré les lauréats du concours «La France s'engage» - où la presse a été tenue à très bonne distance du chef de l'Etat pour ne pas poser la question qui fâche - Hollande appelle vers 11 heures le ministre de l'Intérieur pour l'informer que la révision constitutionnelle inclura bien la déchéance de nationalité. Conscient du risque de cassure de la majorité, Bernard Cazeneuve était, lui, partisan d'en rester au niveau de la loi. Pourtant, en début d'après midi, Valls reçoit les dirigeants écologistes et poursuit l'opération de brouillage quand il leur assure que «c'est encore en arbitrage» et leur dit de ne «pas s'inquiéter». Il rappelle toutefois qu'il «faut bien qu'on trouve un moyen pour que la droite vote le projet». Vers 16 heures, les propos de Christiane Taubira, enregistrés la veille à Alger, font vriller les oreilles de l'exécutif. De l'étranger, sans avoir consulté personne, la ministre de la Justice «indique que la révision constitutionnelle […] ne retient pas» la déchéance. «Dans cette guéguerre interne entre la gauche droits-de-l'hommiste et la gauche moderne, Hollande et Valls veulent que ce soit la deuxième qui l'emporte», estime un parlementaire. «Ce qui s'impose tout au long de mardi, c'est la peur de l'échec au Congrès», analyse un dirigeant du PS. Pour nombre de ministres, la bascule définitive se fait à ce moment-là. «Taubira, c'est le détonateur sur le baril de poudre», abonde un proche de Manuel Valls. François Hollande se garde donc bien de prévenir trop de monde de sa décision. Il est le président de tous les Français et quand il s'agit de leur protection, il sait trancher, ne pas mégoter. «Il a compris que ce sujet est le sujet de sa réélection, il ne bougera plus d'un millimètre», analyse un dirigeant du Parti socialiste. Vers 19 heures, le président de la République appelle Christiane Taubira. Les conseillers de la ministre de la Justice sortent de son bureau. Quand ils reviennent, «la déchéance est revenue, raconte l'un d'eux. Le président a tranché, elle est loyale». Elle n'en parlera à personne et le gouvernement reste dans l'expectative. En sortant d'un spectacle mardi soir, Marylise Lebranchu reçoit un SMS de son cabinet : «c'est en train de tourner», sans plus de précision.
Mercredi
«La liberté, ça n’existe pas»
Encadrée par les deux têtes de l'exécutif, Taubira redescend le grand escalier de l'Elysée après un entretien qui fait commencer le Conseil des ministres en retard. Et là, «elle a deux choix : soit elle prend le perron à droite et elle quitte le gouvernement, soit elle va au Conseil», résume une amie. Taubira file tout droit, elle reste. «La liberté d'être d'un politique, ça n'existe pas», philosophe un membre du gouvernement. Hollande annonce que la révision constitutionnelle comptera bien deux articles : sur l'état d'urgence et la déchéance. «Hollande tient tout de suite un discours apaisant très étonnant», se souvient un ministre. Il dit : «le débat est légitime et vous avez le droit d'avoir des interrogations mais je vous demande de la solidarité» dès la porte de l'Elysée passée. Pour un ministre opposé à la déchéance, «le mieux qu'il peut attendre de nous à partir de cet instant, c'est le silence.»