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Libération
Interview

«Un sentiment d’insécurité spécifique aux Français juifs»

Directeur du département opinion publique à l’Ifop, Jérôme Fourquet analyse l'inquiétude des juifs de France face à la montée des actes antisémites.
Des militaires patrouillent devant les synagogues et écoles juives. Ici à Paris, le 12 janvier 2015. (Photo Joel Saget. AFP)
publié le 13 janvier 2016 à 15h48

Renoncer à porter la kippa : telle est la recommandation du président du Consistoire israélite de Marseille à ses coreligionnaires, après qu'un enseignant juif a été agressé à la machette lundi. Directeur du département opinion publique à l'Ifop, Jérôme Fourquet est l'auteur, avec Sylvain Manternach, de l'An prochain à Jérusalem ?, (éd. L'Aube, 2015). Il commente l'attitude des juifs de France face au climat ambiant.

Quel est le niveau d’inquiétude des Français juifs face aux actes antisémites ?

Il est indéniablement élevé. Le nombre de départs vers Israël parmi cette population était en moyenne de 2 000 par an dans les années 2000. En 2013, il a été de 3 500. En 2014, de 7 200. En 2015, de 7 900. Lorsqu’on interroge les proches de ces émigrés sur les raisons du départ, la sécurité est de loin la première raison, devant les raisons religieuses, l’attachement au sionisme ou les questions fiscales. Par ailleurs, 43% des sondés disent avoir déjà été agressés en tant que juifs – c’est-à-dire insultés, menacés ou physiquement maltraités. On constate que cela touche surtout ceux qui disent porter la kippa, et se rendent donc identifiables.

Ces menaces ont-elles entraîné une modification des modes de vie ?

Les départs vers Israël en sont évidemment la forme la plus extrême. On note d’ailleurs un délai d’un an et demi à deux ans entre la prise de décision et le départ effectif. On peut donc penser que «l’effet Hyper Cacher», notamment, ne joue pas encore à plein, et que le phénomène va perdurer. Parmi les autres réponses à ce sentiment, il y a la mobilité géographique : certaines communes de Seine-Saint-Denis ont vu, ces dernières années, le nombre de familles juives fondre comme neige au soleil. Ces dernières s’installent dans d’autres quartiers ou d’autres communes, près d’une communauté déjà installée ou d’une école confessionnelle. Placer ses enfants dans l’enseignement religieux est précisément une autre réponse possible, même si elle ne concerne 10 à 15% des foyers juifs.

Ces inquiétudes se traduisent-elles dans les urnes ?

On constate depuis 2012 une montée du vote de droite et même du vote FN, même si ce dernier reste très minoritaire. Lors de la dernière présidentielle, Nicolas Sarkozy a obtenu 45% au premier tour, et Marine Le Pen 13,5%. Le score frontiste reste inférieur à la moyenne nationale, mais du temps de Jean-Marie Le Pen, on était plutôt à 4%. L'un et l'autre vote répondent d'abord à une demande sécuritaire très forte. Du côté du FN, cette demande rencontre une offre politique remaniée, Marine Le Pen ayant clairement rompu avec l'antisémitisme. Chez certains électeurs juifs, le discours tenu est très proche de celui du Front, notamment sur l'immigration. Souvent, toutefois, il se termine par : «En tant que juif, je ne peux pas voter FN.»

Où les Français juifs voient-ils l’origine de ces menaces ?

Parmi les 93% des sondés qui jugent qu’il existe en France un racisme antijuif, 34% en voient la principale origine parmi la population arabo-musulmane, 31% à l’extrême droite et 17% à l’extrême gauche. Une partie significative des sondés rejoint donc le FN ou la droite dure pour dire que l’immigration n’est pas systématiquement une chance.

Ces menaces renforcent-elles un sentiment communautaire juif ?

Il est difficile de parler de «communauté» autrement que par facilité. Il ne s’agit pas d’un milieu homogène et solidaire. Il existe de grandes différences selon le milieu social, la région parisienne et la province, l’origine séfarade ou ashkénaze etc. Reste un point commun : ce sentiment d’insécurité spécifique, nettement plus répandu que dans le reste de la population.