C'est le procès de trois disparus, qui a un étrange écho deux mois après les attentats de Paris et de Saint-Denis. Trois amis d'enfance du même quartier de Drancy (Seine-Saint-Denis), ayant le même projet de partir «apprendre l'arabe» et vivre l'islam «de façon plus complète», disaient-ils à l'automne 2012 aux services de renseignements, qui les soupçonnaient alors de vouloir rejoindre des groupes jihadistes. Le premier, Samy Amimour, a fait partie du commando du Bataclan et a été inhumé le soir de Noël. Charaffe El-Mouadan aurait quant à lui été tué le même jour par un drone de l'armée américaine en Syrie, a annoncé celle-ci le 29 décembre. Samir Bouabout, aujourd'hui âgé de 28 ans, combattrait encore auprès de l'Etat islamique. Tous trois étaient appelés à comparaître devant le tribunal correctionnel de Paris, pour «association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme».
Le procureur, Benjamin Chambre, a maintenu ses poursuites envers Samir Bouabout et Charaffe El-Mouadan, n'ayant aucune preuve avérée de la mort de ce dernier et «des exemples montrant que certains terroristes se font passer pour morts pour entrer en clandestinité». Jugés donc par défaut et en l'absence d'un avocat, Charaffe El-Mouadan a été condamné à cinq ans de prison et Samir Bouabout à trois, tous deux restant visés par un mandat d'arrêt européen ainsi que par une autre enquête pour leur engagement au sein de l'Etat islamique. Pour Benjamin Chambre, «c'est le dossier d'une autre génération jihadiste, à l'époque où nous n'étions pas encore plongés dans l'actualité syrienne». Un dossier ouvert en avril 2012, alors que les trois amis voulaient partir faire leur hijra (l'émigration des musulmans en terre d'islam) et que Charaffe El-Mouadan entrait en contact avec Abdul M'Bodji, Franco-Sénégalais proche de la cellule extrémiste Forsane Alizza et, aux dernières nouvelles, agissant à Tombouctou (Mali).
Rêves de devenir footballeur en Allemagne
A la fois proche de Samy Amimour et de Charaffe El-Mouadan, Samir Bouabout a l’air de faire le lien entre les deux : il a le même âge que le premier, dont il a partagé la classe au collège ; il a fait connaissance du second au foot. Après un bac littéraire, une année de droit et quelques contrats en intérim, Samy Amimour devient chauffeur de bus en 2011. Samir Bouabout, manutentionnaire, a suivi un BEP comptabilité. Charaffe El-Mouadan, lui, a obtenu un bac scientifique et est devenu technicien informatique, malgré ses rêves de devenir footballeur en Allemagne.
En 2012, les trois amis se retrouvent dans le projet de quitter la France, où «une loi sur deux concerne les musulmans», dit Samy Amimour aux policiers de la Direction centrale du renseignement intérieur en octobre 2012, dans des procès-verbaux d'audition consultés par Libération. «L'islam, tu ne peux pas le vivre ici», poursuit Samir Bouabout, qui commente la politique étrangère de la France : «On récolte ce qu'on a semé.» Obsédé par la fin du monde, dont il voit des signes dans la multiplication des conflits armés, Samy Amimour dit lutter en s'accrochant à la religion et en se mettant «à l'abri», de sorte à se retrouver «le plus éloigné possible des grandes villes et des maux qu'elles comportent».
Après avoir réalisé la difficulté à entrer au Yémen ou au Pakistan, ils commencent des cours de tirs à l'Association nationale de tir de la police (ANTP). Tous trois dirigent ensuite leur projet vers Tataouine, au sud de la Tunisie, mais seuls Samir Bouabout et Charaffe El-Mouadan s'y rendent du 5 au 12 octobre 2012, «pour constater si c'était bien ou pas». «On voulait partir pour faire la "hijra", sur une terre de jihad, sur une terre en guerre car ce sont dans ces endroits que la pratique de l'islam est la plus respectée», explique Samir Bouabout aux policiers, évoquant «un avant-goût de quitter les métropoles d'Occident». Les deux sont interpellés à leur retour, en même temps que Samy Amimour, les pièces du dossier étant du matériel de randonnée, de nombreuses vidéos gardées par leurs ordinateurs parlant de l'islam, ainsi que deux prêts à la consommation de 20 000 euros. Interrogés en janvier et février 2013 par le juge antiterroriste Marc Trévidic, le trio nie toute velléité de participer à des groupes armés. Samy Amimour disait vouloir «reprendre une vie normale», Charaffe El-Mouadan jugeait leurs projets «idiots», tandis que Samir Bouabout expliquait : «En fait, ce qui nous a arrêtés, c'est qu'aucun de nous trois ne parle arabe.»
«Mourir en martyr»
Question religion, Samir Bouabout dit alors avoir débuté en islam avec Le Coran pour les Nuls, les autres sur Internet, mais tous critiquent l'imam de Drancy, Hassen Chalghoumi, lui préférant la mosquée du Blanc-Mesnil. Que pensent-ils de mourir en martyr ? demandent les enquêteurs. «L'idée du martyre nous a traversé l'esprit. Faut pas être bête, quand tu pars dans un pays comme ça, il y a des grandes chances d'y être mêlé», répond Samir Bouabout, tandis que Samy Amimour conclut : «Déjà on ne peut pas savoir, on n'en sait rien, c'est juste que face à la situation je n'en serais peut-être pas capable.» Placés sous contrôle judiciaire, les trois reprennent des formations professionnelles, mais n'ont pas le droit d'entrer en contact ni de quitter du territoire. Deux fois de suite, la juge d'instruction refuse à Charaffe El-Mouadan de lui rendre son passeport pour participer aux funérailles de son grand-père, les enquêteurs ayant trouvé un message datant de 2012 où il dit vouloir «mourir en martyr» à sa soeur.
En 2012, Samir Bouabout concluait : «Je pense qu'on n'était pas prêts. C'était une utopie.» Mais en septembre 2013, Charaffe El-Mouadan, qui a bénéficié d'un allègement du contrôle judiciaire (il doit désormais pointer tous les quinze jours au commissariat), ne se rend pas à une convocation du juge d'instruction. Son dernier pointage remonte au 16 août. Il est déjà en Syrie : il a appelé sa mère par Skype, disant qu'il va bien et qu'il se trouve à Alep avec sa compagne originaire de Bondy, Mounia S., «pour apporter de l'aide humanitaire au peuple syrien». Le père de Samir Bouabout, lui, accueille les policiers en disant qu'il attendait leur venue, son fils ayant disparu après avoir dit qu'il avait besoin de vacances. Quelques jours plus tôt, il a dit à sa famille qu'il était en Turquie. Le dernier pointage de Samy Amimour au commissariat remonte au 3 septembre 2013, celui de Samir Bouabout au lendemain. Le 6, tous deux passent ensemble la frontière turco-syrienne, accompagnés d'un troisième homme, Ismael Omar Mostefai, qui sera un autre auteur de l'attaque du Bataclan. Deux ans plus tard, l'épouse de Samy Amimour a envoyé un message à des proches : «Je suis une femme de kamikaze !»