Ils sont quatre, ce soir-là, à patienter dans deux voitures sur le parking du restaurant Quick de Coignières (Yvelines). Dans quelques minutes, trois d'entre eux vont enfiler une cagoule et sortir pour braquer le fast-food. En attendant, de quoi parlent-ils, ce 4 septembre 2013, juste avant 22 heures ? Du système de sécurité du restaurant ? L'un des passagers, Daniel V., connaît assez bien l'établissement pour y avoir travaillé et l'avoir déjà volé à deux reprises. De l'effet psychologique de leurs armes factices ? La veille, Moustapha O. a essayé le faux pistolet SIG Sauer dans un bois et «sait le bruit que ça fait» - un pistolet à bille et un couteau papillon complètent leur attirail.
A moins qu'ils ne parlent de la Syrie. Des atrocités du régime de Bachar al-Assad et des organisations armées qui ont pris part à la guerre qui a débuté il y a déjà deux ans ? Du supposé devoir, pour les musulmans du monde entier, de venir en aide au peuple syrien opprimé ? De leur hijra (l'émigration en terre d'islam) ? C'est ce qui différencie, dans ce procès, ces prévenus d'autres braqueurs «ordinaires». Eux sont poursuivis pour «vol à main armée» mais surtout «association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste».
Le vol du Quick, d'ailleurs, n'est clairement pas le fait de malfrats aguerris. Les quatre hommes, interpellés dès le lendemain des faits, ont tous reconnu leur participation. «C'était improvisé, j'y ai pensé quelques jours avant, admet Moustapha O. On a fait ça à l'arrache.» Dans le restaurant, les trois braqueurs n'ont fait preuve d'aucune violence, ni physique ni verbale. Certains ont même tenté de tenir «des propos rassurants», selon les employés du fast-food et les quatre clients qui se trouvaient là. Ils n'ont ouvert qu'un coffre sur deux et ont embarqué 3 000 euros de rouleaux de pièces dans des sacs de sport. Le butin est maigre : le transporteur de fonds était passé le jour même. «De toute façon, il ne nous fallait pas grand-chose», commente Daniel V.
Galaxie islamiste
Car l'objectif était clair - et lui aussi reconnu par les quatre participants : financer le voyage en Syrie de Moustapha O. Ce dossier est donc le procès de la ghanima, un concept islamique détourné par les jihadistes pour justifier le vol des «biens des mécréants», assimilés à un «butin de guerre» en période de conflit.
A l'époque, Moustapha O. ne dispose pas de la somme suffisante pour l'essence et les traversées en bateau qui doivent le mener en Syrie. Ses amis, à peu près aussi fauchés, acceptent de lui donner un coup de main. «J'ai voulu faire un petit geste, lâche Daniel V., car j'étais touché par la cause syrienne et que, moi, je n'aurais jamais eu le courage de partir.» «Moustapha m'avait aidé dans une situation de galère, je me suis senti obligé de lui rendre la pareille, explique Jimmy J. Et puis, je pensais peut-être récupérer un peu d'argent aussi.» Le dernier larron, Abdallah B., 25 ans, a simplement participé aux repérages «sans se poser de questions», par amitié pour Daniel V., qu'il connaît depuis l'enfance. Il est le seul à comparaître libre devant le tribunal correctionnel de Paris, ce jeudi.
Les trois autres hommes ont en commun une barbe en pointe, certaines connaissances de la galaxie islamiste en France et, d’après l’examen qu’ont fait les enquêteurs de leurs ordinateurs, une attirance pour les vidéos complotistes et la propagande jihadiste. Notamment les textes d’Anwar al-Aulaqi, prédicateur américano-yéménite et théoricien d’Al-Qaeda tué par un drone au Yémen en 2011. Ils étaient suivis de près par les services de renseignement.
A la barre, le candidat déclaré au départ vers la Syrie, Moustapha O., Franco-Comorien de 35 ans, les cheveux coiffés en arrière, sourit malgré lui et garde les mains dans le dos en permanence. D'origine guadeloupéenne, son ami Jimmy J., 36 ans, père de cinq enfants, est plus agressif, comme agacé, dans ses réponses au président du tribunal. Enfin, Daniel V., 30 ans, crâne rasé et petites lunettes, apparaît comme l'intello de la bande. Il se présente comme un «militant de la cause palestinienne».
Jimmy J. et Moustapha O. se sont rencontrés à Tataouine, en Tunisie. Le premier s'y était installé en 2012 avec sa compagne et ses enfants, «parce que, en France, [s]a femme [avait] des problèmes pour porter son voile au travail». Là-bas, il faisait la promotion de la hijra. Il accueillera notamment Moustapha O. et un ami, Sofiane S., qui séjournent à Tataouine une dizaine de jours en février 2013. Mais aussi Charaffe el-Mouadan et très certainement Samir Bouabout. Ces deux-là, condamnés par contumace à cinq et trois ans de prison le 15 janvier, forment avec Samy Amimour le «trio de Drancy», parti rejoindre l'Etat islamique. El-Mouadan aurait été tué dans un bombardement américain en fin d'année dernière. Le deuxième combattrait encore actuellement en Syrie ou en Irak. Le troisième, désormais célèbre, est rentré à Paris pour participer au massacre du Bataclan, le 13 novembre.
«Difficile de rentrer en S»
La fiche-contact de Samy Amimour a été retrouvée par les enquêteurs dans le téléphone de Moustapha O., enregistré sous le nom de «Azerty français». Ils se seraient même rencontrés, Porte de Pantin, à Paris, la veille du braquage du Quick. A cette époque, Charaffe el-Mouadan a déjà gagné la Syrie. Ses copains Amimour et Bouabout cherchent à le rejoindre. L’entrevue avec Moustapha O. est probablement un échange de tuyaux sur les façons de faire le trajet : un bout de papier sur lequel a été griffonné un itinéraire pour la Syrie - via la Grèce et la Turquie - a été retrouvé chez lui.
Amimour et Bouabout parviennent, eux, à quitter le territoire français le 5 septembre, soit le lendemain du vol du Quick. Mais Moustapha O. est interpellé le matin même pour ce braquage de 3 000 euros qui a attiré l’attention sur lui. D’après les pages internet qu’il avait consultées les jours précédents, il comptait partir le 6 septembre.
L'urgence du départ de Moustapha O. est palpable dans les communications qu'il tient, quelques jours avant le vol, avec plusieurs jihadistes présents en Syrie. Il cherche notamment à faire entrer sa voiture dans le pays en guerre, et «TalibanKaboul», qui doit l'aider à passer la frontière, lui assure que cela ne pose pas de problème. «Il faut que tu partes vite, avant qu'ils commencent à attaquer, les kouffar [mécréants, ndlr] américains», lui écrit son ami Sofiane S. sur place. «Viens vite, après ça va être difficile de rentrer en S», le presse un autre correspondant syrien. «Tu as des nouvelles de Sofiane ? demande Moustapha O.
— Ça ne se passe pas bien avec l'émir. Il n'est pas patient. Là-bas, il faut respecter.
— Je vais lui expliquer si je peux lui parler.
— Oui, explique-lui, toi.
— Parle avec l'émir pour lui pardonner ses fautes.»
Sofiane S. sera tué quelques mois plus tard, en décembre 2013. «C'était vraiment un bon gars, il était déterminé, il savait où il voulait aller, lâche, bravache, Jimmy J., qui l'a connu en Tunisie et correspondait avec lui en Syrie. Je n'ai pas peur de le dire, moi. Il était charismatique.» Le 6 juin 2013, Jimmy J. demandait à Sofiane S. : «Je peux venir [en Syrie] avec ma famille ?
— Pas de problème.
— Ça va être chaud en fait, je peux les laisser et venir seul ?
— Oui, pas de souci.»
A la barre, le jeune homme souffle et tente une explication : «Je ne voulais pas passer pour un lâche. J'essayais de trouver des excuses pour qu'il me dise de laisser tomber. […] Aujourd'hui, à cause de ces gars-là, je sais que tout le monde me colle l'étiquette de terroriste. Alors quoi, OK, je suis un terroriste ?»
Dans le sac du butin retrouvé dans la chambre de Moustapha O., les policiers ont récupéré les rouleaux de pièces de monnaie et une carte d'employé du Quick. Cinq bandeaux noirs avec la chahada - la profession de foi des musulmans - inscrite en blanc ont également été retrouvés dans la pièce. A quelle occasion la bande de mauvais braqueurs et aspirants jihadistes comptaient-ils les ceindre ? Sans le fric-frac de Coignières, Moustapha O. aurait sans doute franchi la frontière turquo-syrienne le même jour que Samy Amimour.
Jeudi, le procureur a requis à l’égard des quatre prévenus des peines allant de quatre à huit ans de prison.