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Libération
Décryptage

«Salafistes», l’aversion originale

Le film de Lemine Ould M. Salem et François Margolin, qui suit au plus près des jihadistes, pourrait être interdit aux moins de 18 ans lors de sa sortie prévue mercredi.
Capture d'écran du documentaire «Salafistes» réalisé par Lemine Ould M. Salem et François Margolin. (DR)
publié le 25 janvier 2016 à 20h01

C'est le genre de documentaire qu'on qualifie généralement de «choc». Réalisé par le producteur François Margolin (qui avait déjà cosigné avec Olivier Weber l'Opium des talibans en 2000) et le journaliste mauritanien Lemine Ould M. Salem, spécialiste des groupes armés sahélo-sahéliens, Salafistes investigue au plus près des terroristes et des jihadistes, notamment au Mali et en Mauritanie. Il a été tourné entre septembre 2012 et juillet 2015. Il a provoqué une violente polémique au Festival international des programmes audiovisuels (Fipa) où il était présenté en avant-première ce week-end. Prévu pour une sortie en salles mercredi, le film est toujours en attente de son visa d'exploitation après que le ministère de l'Intérieur a envisagé son interdiction pure et simple.

Que raconte et que montre ce documentaire ?

Filmer des détraqués raisonneurs reste une des lignes de construction du film. Pendant un peu plus d'heure, les deux auteurs nous baignent dans un discours incessant entrecoupé d'images d'atrocités. «On est attentifs à tous. On n'a de mépris pour personne. Si on constate un péché, on agit avec sagesse et bienveillance», dit, d'une voix douce, Abou Mohamed, chef de la police islamique de Gao (Mali) qui a des hommes en armes chargés de patrouiller dans la ville pour repérer les femmes vêtues de manière incorrecte, les buveurs d'alcool, les fumeurs ou les jeunes qui écoutent de la musique. On voit un enfant fouetté en place publique puis l'exécution d'une sentence de main tranchée pour un voleur. Un plombier de 25 ans, amputé lui aussi pour vol, s'entretient tranquillement avec le chef d'Ansar ed-Dine de Tombouctou, qui a l'air désolé de ce qui se passe mais qui répète qu'il n'y a pas moyen d'échapper à ce type de châtiment voulu par la charia. «L'homme est d'une nature rebelle à la volonté divine, il est esclave de ses passions, de ses intérêts personnels, alors il faut vraiment une action pour qu'il se soumette…», explique le salafiste Oumar Ould Hamaha, l'un des chefs du Mujao puis d'Al-Mourabitoune, dit «Barbe rousse» à cause des poils teints au henné. C'est aussi le beau-père de Mokhtar Belmokhtar.

Le film ne peut résoudre l'énigme de l'engouement que provoque une version du combat religieux si étroitement ancrée dans un puritanisme de comportement et de société, où il semble qu'il ne demeure plus rien de possible aux hommes que prier, se battre, et attendre le bonheur de l'entrée au paradis après la mort. On comprend, en les écoutant, à quel point ils éprouvent un regain d'ardeur et de foi quand ils découvrent qu'au-delà de la parole des oulémas ou de la simple religiosité parentale, existent des lectures qui imposent des règles et des principes encore plus furieusement intangibles, dans une sorte d'ivresse soustractive où il ne faut plus gâcher son temps aux débauches et choses inutiles mais imposer partout la loi de Dieu. En regard, les images de gens précipités du haut d'immeubles, lapidés, exécutés à l'arme blanche ou à la kalach, poursuivis en voiture, abattus dans la rue, forme la procession des vidéos de propagande montée et mise en musique, et dont le pouvoir de séduction irrationnel ne cesse de s'amplifier.

Le film donne longuement la parole à un jeune cheikh mauritanien charismatique, Mohamed Salem al-Majlissi, dont le film ne précise pas qu'il a fait de la prison et a encore été interpellé fin août 2015 pour «propagande en faveur de l'Etat islamique.» Il est très frappant de l'écouter aborder les questions l'inégalité fondamentale et irrécusable entre homme et femme, de l'interdit de l'homosexualité (qui mérite la mort) mais aussi de sa conviction que Mohammed Merah ne peut avoir tué des enfants : «Je ne l'admets pas. Je ne pense pas qu'il l'ait fait car cela ne lui servait à rien.» Il approuve bien entendu l'attaque contre Charlie Hebdo et l'Hyper Cacher : «Si la liberté d'expression est si ouverte en Occident, alors les trois jeunes martyrs [les frères Kouachi et Coulibaly, ndlr] n'ont fait qu'exprimer leur propre liberté d'expression.»

Comment filmer l’occupation jihadiste ?

C'est la question épineuse que pose ce film. De Tombouctou occupé ne parvenaient, courant 2012, que des pointillés d'information. Des sons hachés et quelques images volées. Pour la première fois se découvrent les images de la ville occupée de mai 2012 à janvier 2013 par Ansar ed-Dine et le Mujao, deux groupes affiliés à Aqmi (Al-Qaeda au Maghreb islamique). Salafistes soulève le problème de la source. Qui filme ? Quelle est la liberté accordée au journaliste, en l'occurrence Lemine Ould M. Salem ? Sachant que plus on est prêt de la source, plus on se confond avec elle. «Chaque jour je me suis posé cette question. Je suis trop près d'eux, je me brûle. Je suis trop loin, je suis froid. Je me suis aussi dit à un moment qu'ils ne me laisseraient pas ressortir. Et puis c'est long trois mois…» On ne grince pas des dents pendant que Oumar Ould Hamah se donne pour tache de reconstituer l'islam des origines à coups de sabre, faisant en quelques semaines fermer les discothèques, les «lieux de bière» et se réjouissant que désormais, même les petites filles sont voilées. Salafistes rend compte de ce que fut l'empreinte d'Aqmi dans le sable ocre du désert de Tombouctou, de manière bien plus saisissante et crue que ne le faisait la fiction Timbuktu d'Abderrahmane Sissako, dont on mesure à quel point elle édulcorait et esthétisait des réalités accablantes. Sissako s'est inspiré de certaines situations et personnages montrés dans la première demi-heure d'un documentaire auquel il a été un temps associé avant de tracer sa route et de changer de maison de production.

Dans quelles conditions Salafistes sortira-t-il mercredi ?

La question reste en suspens depuis que la Commission de classification des œuvres du CNC (Centre national du cinéma) a préconisé son interdiction aux moins de 18 ans, assortie d'un avertissement. Cette décision, rarissime pour les longs métrages, est inédite pour un documentaire. En théorie, une telle interdiction aux mineurs ne concerne que les films pornographiques ou ultraviolents. Plusieurs critères, plus ou moins objectifs, sont pris en compte : l'esprit des plans et des scènes, le degré de violence explicite, l'apologie ou non de ce qui est montré, la distance critique du réalisateur etc. Après visionnage, la commission a estimé que le documentaire de François Margoulin et Lemine Ould M. Salem portait «atteinte à la dignité humaine», et ce alors qu'un rapport préalable du CNC avait préconisé un simple avertissement au public. La commission plénière devrait cependant se réunir à nouveau ce mardi, les réalisateurs ayant expurgé leur film de huit secondes non floutées particulièrement horribles, montrant l'exécution du policier Ahmed Merabet par les frères Kouachi, quelques minutes après la tuerie de Charlie Hebdo. Pas sûr, cependant, que cela suffise à assouplir la classification. Les réserves du ministère de l'Intérieur, qui dispose d'un représentant au sein de la commission du CNC, concernent autant la forme que le fond du documentaire, les images de propagandes de l'Etat islamique et certains entretiens avec des prêcheurs salafistes, sans recul critique, pouvant relever de l'apologie du terrorisme. Place Beauvau, où la question d'éventuelles poursuites pénales n'est pas encore tranchée, les experts juridiques planchaient toujours sur le film lundi soir. Concernant le visa d'exploitation, c'est la ministre de la Culture, Fleur Pellerin, qui tranchera in fine. Une interdiction aux moins de 18 ans, en plus de compromettre la sortie en salles du documentaire, risquerait de compliquer son passage sur France 3, la chaîne productrice.