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Libération
Reportage

A Orly, le face-à-face tendu des taxis et des VTC «racoleurs»

Certains chauffeurs privés chassent le client à l'intérieur de l'aéroport. En réponse, les taxis font la police dans le hall et traquent ce business illégal.

Lors d'une manifestation de taxis à Paris, en 2014, contre les VTC. (© Gonzalo Fuentes / Reuters)
Publié le 26/01/2016 à 8h35

Elle porte un bonnet à pompon, le dos appuyé sur le montant de la porte coulissante de l'aérogare Orly Sud, entrée C, lundi. Et chuchote en souriant «Taxi? Taxi?» au client qui passe. Elle n'est pourtant pas taxi, mais chauffeur de VTC et n'a pas le droit d'interpeller ainsi le chaland. «Oui, je racole, et alors ?» Elle n'est pas la seule, d'autres confrères chassent la clientèle en toute illégalité dans l'aéroport du sud parisien, plus ou moins discrètement.

Juste à côté, d'autres chauffeurs, très visibles ceux-là, sont reconnaissables à leurs chasubles jaunes ou bleues, avec «Taxi Informations» écrit en évidence. Ils orientent ceux qui débarquent vers leurs collègues à l'extérieur : «Les taxis sont à gauche en sortant, ne répondez à aucune sollicitation !» Et s'ils voient un VTC tenter une approche, ils lâchent un : «Non pas eux, Madame, s'il vous plaît, ce ne sont pas des taxis!» Juste à côté, deux policiers observent le manège d'un œil morne. Depuis un mois, le hall de l'aéroport est devenu une jungle entre ces deux corporations, où l'une tente de faire respecter la loi à l'autre. «Parfois, c'est tendu», avoue l'un d'eux.

Le racolage agace

Ce mardi, des milliers de chauffeurs de taxi sont appelés à manifester dans toute la France pour protester contre ce qu’ils appellent les «dérives» du secteur des VTC. Deux intersyndicales, rassemblant 11 syndicats et associations de taxis d’un côté, et huit de l’autre, appellent au mouvement. De fortes perturbations sont attendues dans les aéroports franciliens de Roissy et Orly, dès 6 heures du matin. A Paris, les rendez-vous sont fixés porte Maillot et près du ministère de l’Economie et des Finances.

Les plaintes sont multiples, mais le racolage les agace fortement. Les «voitures de tourisme avec chauffeur» sont censées ne fonctionner que sur réservation. Elles n'ont pas le droit de marauder, c'est-à-dire prendre en charge des clients dans la rue, ce privilège étant réservé aux taxis. Et ce que les chauffeurs n'ont pas le droit de faire en voiture, ils sont encore moins censés pouvoir le faire dans le hall d'un aéroport. «Vous l'avez bien vu, la femme tout à l'heure, ça se passe là, devant nous, s'énerve Franck Nyaze. Alors qu'on ne dise pas que les taxis exagèrent. C'est devenu banal, normalisé.» Chauffeur indépendant, il fait temporairement le «guide» dans hall. «On tourne, avec les volontaires. Quand ce sera à mon tour de charger (un client, ndlr), je laisserai ma place.» Ils étaient une dizaine ce lundi, veille de grève, à orienter les clients. «Depuis qu'on a commencé il y a un mois, notre présence a eu un effet direct. J'aurai peut-être empêché 4 ou 5 racolages.»

Accrochages et provocations

Un de ses collègues y est clairement parvenu, plus loin. «Taxi ?» souffle la femme au pompon, qui avait changé de porte. Le passager marque l'arrêt, se tourne vers elle. De l'autre côté de la sortie, un homme en chasuble la coupe : «Ce n'est pas un chauffeur de taxi, ne l'écoutez pas !» L'homme hésite. «Vous voulez prendre un VTC ?», précise-t-elle. «Je crois surtout que je vais prendre l'air», lance le client en sortant. Raté. Léger regard crâne du chauffeur de taxi en chasuble.

Des accrochages, il y en a eu entre VTC et taxis, avec des provocations des deux côtés. «Tonton» ouvre la bouche et montre sa mâchoire supérieure édentée. C'était le 7 janvier, lors d'une altercation, il a reçu un coup de poing sur la tempe, a chuté au sol et s'est brisé quatre ou cinq dents. Il a aussi des traces de contusion autour de l'œil. Ses collègues ont bloqué Orly Ouest pendant 3 heures en signe de protestation. Aujourd'hui, il est toujours en arrêt de travail, mais vient régulièrement voir les autres taxis, histoire de se remonter le moral, «pour reprendre confiance en moi».

Lui aussi dénonce la concurrence déloyale des VTC. Il nous amène à l'écart de l'aérogare, derrière un pont routier. Environ 150 taxis sont parqués sur un parking, en attendant leur tour. Ce lieu, il l'appelle Guantánamo, «parce qu'on nous a mis loin de la civilisation», ironise le chauffeur. «On peut attendre 20 minutes comme on peut attendre deux heures, ça dépend des arrivées.» Retour à l'aérogare. De nombreux VTC sont alignés, très proche de l'entrée principale. Parfois les chauffeurs sont au volant, parfois les voitures sont vides. Ils sont à l'intérieur, en train d'accoster des passagers, assure Tonton. «Oui, c'est vrai, mais je n'aime pas le mot accoster», précise un VTC posté à une porte de sortie. «Et racoler, c'est très vulgaire. Il faut dire que nous proposons nos services, et que c'est un service de qualité.» Il ne veut pas donner son nom, n'est pas sur la plateforme de réservation d'Uber. Ni même sur les autres, «ou alors de temps en temps». C'est un «indépendant». Du coup, «proposer ses services» dans le hall, c'est une nécessité pour lui. La colère des taxis contre la concurrence déloyale, il la comprend, puis il se rapproche : «Mais c'est leur problème !» Lui, il doit bosser, et pense que c'est aux taxis d'évoluer.

«Au moins, ils travaillent»

Abdenour, VTC Uber, l'approuve et tente la comparaison : «Vous allez chez Auchan, vous achetez quatre croissants à deux euros, elles vont dire quoi les boulangeries, hein ? C'est la concurrence.» Pour lui, le gâteau est assez gros pour tout le monde. Et le racolage ? Haussement d'épaule. «Oui, oui, oui, mais ils nous reprochent tout et n'importe quoi. Et pourquoi ils viennent ici, pourquoi ils ne restent pas à tourner à Paris, les gens se plaignent qu'ils ne trouvent plus de taxis.» Le chauffeur, qui vient d'une cité du XVIIIe arrondissement parisien, remercie Uber d'avoir appris aux gens à travailler. «Les jeunes, là où j'habite, ils faisaient peur avant. Maintenant, au lieu d'avoir la casquette à l'envers, ils s'habillent bien et conduisent des voitures propres. Au moins, ils travaillent.»

Devant la porte centrale, Franck Nyaze attend du gouvernement qu'il prenne une décision courageuse : le rachat des licences. «J'ai payé la mienne 220 000 euros il y a un an» assure le chauffeur de taxi, avec 50 000 euros de fonds propres et le reste en crédit. Il regrette. «Si l'Etat m'enlève la pression de cette licence, les VTC peuvent revenir, je m'en fiche.» Très peu d'entre eux espère un changement, ils reprochent aux autorités de laisser pourrir la situation. «Ceux d'en haut, ils regardent les noirs et les Arabes se taper dessus», lâche un taxi. Les deux populations les plus représentées dans les transports de personnes. Taxis et VTC confondus.