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Libération
TRIBUNE

Ils avaient une vie avant la jungle

Les tensions qui ont suivi la manifestation en soutien aux migrants, samedi 23 janvier à Calais, ne doivent pas occulter le tragique de la condition de réfugié. Il faut l’afficher pour faire valoir ses droits mais en même temps s’en défaire comme d’un oripeau honteux.
par Didier Fassin, Professeur à l'Institut d'études avancées de Princeton et directeur d’études à l’EHESS
publié le 26 janvier 2016 à 17h11

Ils sont six, blottis dans les 4 m2 d'une cabane construite sur le sommet de la modeste dune qui domine le camp où s'affairent des dizaines de volontaires, pour la plupart français et britanniques. Comme les petites tentes alentour, leur abri est enveloppé dans une bâche de polyéthylène bleue qui le protège des intempéries. Contrastant avec les environs boueux, l'intérieur en est maintenu dans un improbable état de propreté. Une feuille d'aluminium apposée sur les parois ne suffit pas à empêcher le froid humide de pénétrer. Sur le sol sablonneux recouvert d'une toile plastique, six sacs de couchage sont alignés. Aux murs, des rangées de vêtements sont accrochées à une série de crochets. Un lit de camp sert de banc sous lequel est soigneusement entreposée la totalité des biens des six jeunes hommes. L'un d'entre eux, invisible dans son duvet, est secoué par moments de quintes de toux. Les autres, assis par terre, se recroquevillent dans leur blouson. Tous sont de la même petite ville du sud de la Syrie. Ils ont fui les incessants bombardements et la conscription imminente de l'armée régulière.

Le plus ancien dans les lieux est arrivé à Calais trois mois plus tôt. Les autres sont là depuis un à deux mois. Chaque soir, comme des centaines de réfugiés, ils quittent le camp pour rejoindre le tunnel ou le port dans l’espoir d’une solution qui leur permettrait de traverser la Manche et de passer en Angleterre : c’est là qu’ils ont leurs familles. Au petit matin, ils reviennent, un peu plus découragés chaque jour. Un peu plus meurtris aussi. L’un après l’autre, ils exhibent leurs blessures. Ce sont les coups de matraque des forces de l’ordre, qui laissent toutefois peu de marques sur les corps. C’est une probable fracture du poignet, que s’est faite l’un d’eux à la suite d’une chute alors qu’il cherchait à échapper aux policiers et à leurs chiens. Certaines nuits, il y a aussi les gaz des grenades lacrymogènes tirées jusque dans l’enceinte du bidonville. A l’entrée de ce dernier, sous un graffiti de l’artiste de rue Banksy représentant Steve Jobs, dont peu se souviennent qu’il était le fils d’un immigré syrien, une sorte d’autel regroupe une vingtaine de bombes vides - ironique dénonciation d’une récente intervention des unités de CRS.

Pourtant, les six jeunes hommes ne s’attardent pas sur la manière dont les traitent les autorités françaises. Chacun, à leur tour, ils sortent leur smartphone et affichent des images. Pour l’un, c’est sa maison, une bâtisse cossue de trois étages, et ce qui en reste, un tas de décombres, après une attaque de l’aviation. Pour un autre, c’est son frère aîné, jeune homme à l’air altier vêtu d’un élégant costume, à peine reconnaissable dans une vidéo brève et tremblée où on le voit, immobile et livide, tandis que des personnes essaient vainement de le réanimer après qu’il a été touché par un tir. Pour un troisième, c’est la vision d’une famille heureuse où il apparaît en compagnie de ses parents, puis, la face cadavérique de son père, le front ceint d’un pansement sanglant, tué à bout portant par un soldat. Un quatrième encore montre des petits corps étendus à même la terre : l’un d’eux, son cousin, a le visage couvert d’ecchymoses. Chacune de ces images s’accompagne de commentaires murmurés dans lesquels revient sans cesse un nom : «Assad». Car toutes ces destructions de lieux et de vies sont le fait du régime baasiste dont les 250 000 victimes semblent avoir été oubliées depuis les attentats de Paris. C’est à cette violence qu’ils ont voulu échapper en quittant leur pays alors que leur refus de s’enrôler dans l’armée syrienne en faisait des ennemis ou des traîtres.

Bientôt, cependant, c’est d’une autre réalité qu’ils veulent témoigner. Quatre d’entre eux, expliquent-ils, sont étudiants en économie : une fois leur diplôme obtenu, ils espéraient créer leur entreprise. Un autre est peintre en bâtiment. Un dernier, âgé de 16 ans, le regard étonnamment doux, est encore lycéen. Jamais, répètent-ils, ils n’auraient pu s’imaginer se trouver à dormir à même le sol dans un abri de fortune à l’épreuve de l’hiver, risquant chaque nuit leur vie dans l’espoir de trouver enfin la sécurité. Cette fois, les photographies, qu’ils exposent fébrilement, les révèlent eux-mêmes dans leur existence antérieure, seuls ou en famille, dans un jardin ou devant leur domicile, sur une moto rutilante ou près d’une voiture de sport. Nous ne sommes pas tels que vous nous voyez aujourd’hui, disent-ils.

Nous ne sommes pas ces miséreux que dépeignent les reportages télévisés. Nous ne sommes pas ces hors-la-loi sur lesquels la police lâche ses chiens et qu'elle arrose de gaz lacrymogènes. Nous ne sommes pas ces étrangers menaçants que des collectifs dits de lutte contre l'immigration viennent provoquer à l'entrée du camp avec des slogans xénophobes et des gestes hostiles sous le regard complaisant des forces de l'ordre qui, de leur côté, diffusent des tracts invitant à manifester contre les migrants. Nous étions, il y a quelques mois seulement, des jeunes hommes pareils aux enfants de ces Calaisiens qui nous regardent avec suspicion quand nous nous aventurons dans les rues de leur ville pour y acheter quelques provisions. Le Shylock de Shakespeare en appelait à une commune humanité niée : «Un juif n'a-t-il pas des yeux, des organes, des proportions, des sens, des affections, des passions ?» Les six jeunes syriens, eux, invoquent une proximité sociale perdue : si nous avons été comme vous, ne pourriez-vous pas, un jour, devenir comme nous ?

Bouleversante vérité de la condition de réfugié qu’il s’agit à la fois d’établir, afin d’obtenir un statut légal (d’où les images des maisons détruites et des parents tués), et de répudier, pour ne pas s’y laisser réduire (d’où les photographies d’un passé heureux difficile à imaginer). Tel est bien le tragique de cette condition : il faut l’afficher et s’en réclamer pour faire valoir ses droits à la protection et, en même temps, il faut en effacer les stigmates et s’en défaire comme d’un oripeau honteux. Pour l’heure, toutefois, les six jeunes hommes sont loin d’avoir les bénéfices de leur condition : ils n’en éprouvent que l’infamie. «Our Life, No Jungle», pouvait-on lire sur une banderole lors de la manifestation du 23 janvier dans les rues de Calais. Comme les six jeunes Syriens, les milliers de leurs semblables, qui survivent dans l’extrême précarité à laquelle les réduisent les cinquième et sixième pays les plus riches du monde, ne peuvent que dire à qui veut bien les entendre qu’ils avaient une vie avant la jungle.

Ce texte a été écrit dans le cadre de l’Appel de Calais.