Après presque quatre ans au ministère de la Justice, Christiane Taubira laisse des réformes symboliques fortes mais aussi de nombreux chantiers en sommeil. Bilan de ce qui a plus ou moins bien fonctionné, au-delà de la réforme emblématique du mariage pour tous.
Ce qu’elle a fait
Suppression des peines planchers
C’était le symbole de la justice version Sarkozy. Lors de sa campagne en 2012, Hollande s’était engagé à les abroger. Pourtant, pour Christiane Taubira, il n’a pas été si simple de supprimer les peines planchers, qui fixaient une peine minimum pour les délinquants récidivistes. La ministre de la Justice a pâti du costard de laxiste que lui avait taillé la droite dès le premier jour de son arrivée au gouvernement. Devenue la «ministre qui vide les prisons» – en août 2013, Estrosi avait même lancé une pétition contre elle – elle a eu du mal à faire entendre au grand public que les peines planchers, vendues par Nicolas Sarkozy comme le meilleur moyen d’enfermer pour longtemps les grands criminels, ne touchaient en réalité que les petits délinquants, souvent marginalisés (SDF, toxicos, etc.).
La droite n'a pas été la seule à lui mettre des bâtons dans les roues. Pour cela, elle a toujours pu compter sur Manuel Valls. En août 2013, alors ministre de l'Intérieur, celui-ci écrivait une lettre à l'Elysée cherchant à enterrer la réforme pénale de sa collègue, qui prévoyait d'abolir les peines planchers : «La quasi-totalité des dispositions de ce texte a fait l'objet de discussions, voire d'oppositions du ministère de l'Intérieur.» Il est vrai que la suppression des peines planchers était très mal vue par les policiers.
Au final, la réforme pénale, après avoir été maintes fois repoussée, a bien été votée en juillet 2014, et les peines planchers supprimées. L’obstination de la ministre a bénéficié du soutien des parlementaires de gauche et d’une majorité de magistrats.
Vers l’indépendance du parquet
C'est une des victoires incontestables de Christiane Taubira : avoir redonné un peu d'indépendance à la justice. L'ex-garde des Sceaux peut, en particulier, se vanter d'avoir mis un terme aux instructions de l'exécutif dans les affaires individuelles. Un changement inscrit dans loi d'août 2013, qui s'est accompagné d'une absence d'interventionnisme à peu près total de la ministre. Comme l'exige la politique pénale, la ministre reste informée des dossiers dits «signalés», considérés comme les plus sensibles. Mais Taubira a diminué leur volume de plus de 30% depuis quatre ans. Une rupture supplémentaire avec le précédent quinquennat, au cours duquel la vassalisation d'une partie de la justice avait atteint son paroxysme.
Pour autant, Taubira n'est pas allée au bout sur le sujet. Il n'y a pas eu la réforme constitutionnelle promise sur l'indépendance du parquet, destinée à aligner le statut des procureurs sur celui des juges du siège en les nommant eux aussi après avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), nomination qui renforcerait leur indépendance. Christiane Taubira avait pourtant commandé un rapport sur le sujet au haut magistrat Jean-Louis Nadal. Son travail est resté dans les cartons. Exit aussi la réforme du CSM, destinée à redonner plus de place aux magistrats en son sein, tout en renforçant son pouvoir disciplinaire. La majorité fébrile du gouvernement avait fait reculer Taubira, la réforme constitutionnelle nécessitant un vote aux trois cinquièmes du Parlement réuni en congrès.
Ce qu’elle n’a pas (ou mal) fait
La réforme des mineurs
C'est sans doute la réforme à laquelle Christiane Taubira tenait le plus : réaffirmer la vocation éducative, plutôt que purement répressive, de la justice des enfants. Elle n'aura finalement jamais pu la mener à bien. Le texte, lui, est écrit depuis bien longtemps. En septembre 2014, Catherine Sultan, la directrice de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) en présentait déjà les grandes lignes dans Libération – un peu remaniées depuis. La réforme prévoyait de supprimer les tribunaux correctionnels pour mineurs instaurés par Nicolas Sarkozy. Moins spécialisés que l'habituelle justice des mineurs, ils étaient supposés être plus sévères envers les délinquants (ce qui ne s'est pas révélé si clair à l'usage). Elle créait aussi une «mesure éducative unique» qui accompagnerait le parcours du jeune délinquant et s'adapterait à son évolution. Et prévoyait encore la «césure de la procédure» : pour les mineurs, la réponse judiciaire se ferait en deux temps. D'abord statuer rapidement sur la culpabilité du jeune. Puis prendre davantage de temps pour décider de la sanction ou de la mesure éducative à laquelle le contraindre. Rien de révolutionnaire en somme.
Consensuel auprès des syndicats de magistrats et d’éducateurs, le texte a pourtant toujours été perçu comme politiquement très sensible par l’exécutif – à juste titre vu les tours de chauffe de la droite. Aux yeux de bons connaisseurs du dossier, Christiane Taubira était à la fois la chance et le talon d’Achille de cette réforme. La ministre était sans doute l’une des rares, aujourd’hui à gauche, à se préoccuper à ce point des enfants délinquants. Mais son image de laxiste, sans cesse aiguisée par la droite, n’aurait pas facilité l’adoption du texte. Quelques mois seulement après sa prise de fonction, sa passe d’armes avec le président de la République sur les centres éducatifs fermés – elle estimait qu’ils n’étaient pas la meilleure réponse à la délinquance des jeunes, il voulait doubler leur nombre - l’avait fragilisée pour longtemps sur la question.
Sans cesse repoussée, objet de «chantage» utilisé par François Hollande pour faire rester au gouvernement Christiane Taubira à chaque atermoiement de celle-ci, la réforme de la justice des mineurs devait cette fois être présentée au Conseil des ministres en mai.
Le semi-échec de la contrainte pénale
La réforme pénale a été l’un des grands travaux d’Hercule de Christiane Taubira. Au-delà de la suppression des peines planchers, la loi voulait renverser la manière de penser la prévention de la récidive. Quitter le tout-répressif façon Sarkozy pour parler probation, liberté conditionnelle et surveillée, réparation… Mais ces mots ont-ils encore un sens, dans un pays qui débat d’une énième reconduction de l’état d’urgence ? C’est peu dire que la vision Taubira, même avant les attentats, était à contre-courant. Si elle a bien réussi à créer une nouvelle peine de probation, rebaptisée la contrainte pénale, celle-ci a largement été vidée de son contenu. L’idée était simple : le délinquant effectue sa peine hors de la prison mais il est soumis à un contrôle étroit de la justice. La garde des Sceaux avait un temps pensé reconstruire le régime des peines autour de trois grandes sanctions : la prison pour les crimes, la probation et l’amende pour les délits. Une idée par trop révolutionnaire, et vite abandonnée. La «contrainte pénale» ne sera finalement qu’une peine de plus, qu’on distingue mal du sursis avec mise à l’épreuve qui existait déjà. Résultat : selon les premiers chiffres, les magistrats ne se sont pas emparés de cette nouvelle sanction. En octobre 2015, un an après son entrée en vigueur, la contrainte pénale n’avait été prononcée que 950 fois. Une misère.
Autant dire que ce n'est pas elle qui videra les prisons, comme le craignait la droite. Au 1er décembre 2015, 66 818 personnes étaient incarcérées en France. En juin 2012, à l'arrivée de la gauche au pouvoir, elles étaient 66 915 personnes sous écrou. Christiane Taubira a-t-elle au moins inversé la tendance : le nombre de détenus, qui ne cessait d'augmenter depuis le début des années 2010, est en baisse depuis 2015.
Pas de suppression de la rétention de sûreté
C’est une réforme symbolique, mais ô combien significative. Instaurée en 2008, la rétention de sûreté permet de maintenir un criminel en prison même après la fin de sa peine, à condition qu’il soit encore considéré comme dangereux par un collège de magistrats et de psychiatres. Concrètement, la mesure n’a jusqu’ici concerné qu’une poignée de personnes. Mais elle est très significative de la tendance contemporaine à revenir sur les grands principes du droit que nous connaissons depuis les Lumières. Christiane Taubira, qui était fondamentalement opposée à la rétention de sûreté, n’est jamais parvenue à convaincre l’Elysée de l’abolir.