«A force de s’y attendre, on ne s’y attendait plus.» Cette magistrate haut placée dans l’organigramme de la chancellerie résume la réaction, mercredi, de l’entourage de la garde des Sceaux. Maintes fois annoncée, toujours démentie, la rupture de Christiane Taubira avec le gouvernement est cette fois consommée. En annonçant sa démission le jour de l’arbitrage sur le projet de révision constitutionnelle, qui entérine le principe de déchéance de nationalité, la ministre de la Justice a mis fin à ses contradictions. Une schizophrénie devenue trop flagrante depuis sa sortie sur le sujet, juste avant Noël. Lors d’un déplacement en Algérie, elle avait annoncé l’abandon par François Hollande du projet d’extension de la déchéance de nationalité aux binationaux nés Français. «Cela pose un problème de fond sur un principe fondamental», avait-elle expliqué, avant d’être formellement démentie par Manuel Valls le lendemain. Depuis, Taubira avait bien du mal à faire bonne figure.
Magnanime, François Hollande lui a laissé mettre en scène sa sortie. «Parfois résister c'est rester, parfois résister c'est partir. Par fidélité à soi, à nous. Pour le dernier mot à l'éthique et au droit», a-t-elle tweeté mercredi matin. Avant de préciser quelques heures plus tard, au cours d'un point presse inhabituel en cas de démission : «Je quitte le gouvernement sur un désaccord politique majeur.»
«Plus tenable»
Son départ du gouvernement était en fait acté depuis samedi et un entretien à l'Elysée. L'entourage du chef de l'Etat explique que François Hollande et elle «ont cheminé pendant plusieurs semaines pour s'apercevoir samedi que ce n'était plus possible». Un départ qu'elle a annoncé en exclu dès samedi à Michel Denisot, ce qui a conduit Canal + à avancer la diffusion de Conversation secrète, diffusée en prime-time dès mercredi soir (lire sur Libération.fr).
Christiane Taubira n'aura donc plus à défendre la déchéance de nationalité, cette mesure devenue si clivante à gauche. Sa démission lui évitera aussi d'avoir à porter la nouvelle loi antiterroriste, qui doit être présentée mercredi en Conseil des ministres et qui restreint encore un peu plus les pouvoirs du juge. Sa tribune commune avec le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, parue dans le Monde début janvier et qui défendait le futur projet de loi antiterroriste, avait d'ailleurs déçu plus d'un de ses soutiens - tout comme son incapacité à peser sur la loi sur le renseignement quelques mois plus tôt. «Ce n'était plus tenable, on ne comprenait absolument pas pourquoi elle restait», dit une ex-collaboratrice au ministère.
Christiane Taubira, c'est d'abord l'incarnation de la loi sur le mariage pour tous. «Elle sait parfaitement utiliser les symboles, résume un haut magistrat. En ce sens, elle a été d'avantage garde des Sceaux que ministre de la Justice.» Endurante, persistante. Au fond, convaincue. Pendant des mois, de 2012 à 2013, la ministre de la Justice n'a jamais molli dans la défense de sa loi ouvrant le mariage et l'adoption aux homosexuels, devenant au passage la cible préférée de la Manif pour tous. Pas un défilé d'anti sans que son nom n'apparaisse en grosses lettres sur des pancartes dont on a oublié la violence : «Taubira, à Cayenne», «la charia pour Taubira». Le mardi 23 avril 2013, elle tient sa revanche. Sous les ors de l'Assemblée nationale, arrivée avec une rose à la main, elle attaque son dernier discours avec une grande habileté. Elle se dit «submergée par l'émotion», cite Nietzsche, s'adresse à ceux qui, dans un climat d'homophobie violente, «ont été blessés par les mots, par les actes, […] ceux qui ont connu le désarroi» face à une «sublimation des égoïsmes». Le discours est humain, républicain. Et cultivé - à chaque remaniement, on disait la ministre partante pour la Culture, rue de Valois. Le vote tombe : 331 pour, 225 contre, 10 abstentions. Ce jour-là, la garde des Sceaux devient l'icône des gays - et d'une bonne partie de la gauche. Le texte devient vite la «loi Taubira». «Elle continuera à compter pour la gauche et les valeurs de la République qu'elle a fini par personnifier», nous confiait mercredi le rapporteur de la loi et député de l'Isère, Erwann Binet.
Mais c'est peut-être aussi sa personnalité sans concession qui a en partie desservi ses combats en matière de justice. Ainsi de la réforme de la justice des mineurs - dont on ne sait si elle sera finalement débattue un jour. Aux yeux de bons connaisseurs du dossier, Taubira était à la fois la chance et le talon d'Achille de ce texte qui voulait réaffirmer la mission éducative de la justice des enfants, alors que ses prédécesseurs avaient durci la répression. La ministre était sans doute l'une des rares aujourd'hui à gauche à se préoccuper à ce point des enfants délinquants. Mais son image de «laxiste» sans cesse aiguisée par la droite (lire pages 6-7) n'aurait pas facilité l'adoption du texte. Car l'opposition, d'une grande violence dès son arrivée au pouvoir, a vite rendu inaudible la moindre de ses sorties. On lui reproche son passé indépendantiste, sa compassion supposée pour les délinquants. «Quand on vote FN, on a la gauche et on a Taubira !» lançait Jean-François Copé, quelques semaines après son arrivée au ministère.
Bâtons dans les roues
Le mal qu’a eu Christiane Taubira à mettre fin aux peines plancher - ces peines minimales pour les récidivistes instaurées par Nicolas Sarkozy - est la preuve de sa difficulté à se débarrasser de son image de ministre qui vide les prisons. Le candidat Hollande avait pourtant assuré, dès 2012, mettre fin à ce symbole du tout-répressif. Mais la réforme pénale est maintes fois repoussée. Et Taubira a du mal à faire entendre au grand public que les peines plancher ne touchaient en réalité que les petits délinquants, souvent marginalisés (SDF, toxicos, etc.).
La droite n'a pas été la seule à lui mettre des bâtons dans les roues. Pour cela, elle a toujours pu compter sur Manuel Valls, toujours prompt à critiquer la «culture de l'excuse». En août 2013, alors ministre de l'Intérieur, celui-ci écrivait une lettre à l'Elysée cherchant à enterrer la réforme pénale de sa collègue - qui prévoyait d'abolir les peines plancher. Finalement, la réforme pénale est tout de même votée en juillet 2014, et les peines plancher supprimées. Au-delà de ces sanctions prévues pour les récidivistes, le texte entend renverser la manière de penser la prévention de la récidive, pour parler probation, liberté conditionnelle et surveillée, réparation… Mais ces mots ont-ils encore un sens dans un pays traumatisé par deux attaques terroristes qui débat d'une énième reconduction de l'état d'urgence ? C'est peu dire que la vision Taubira, même avant les attentats, était à contre-courant. Si elle a bien réussi à créer une nouvelle peine de probation, rebaptisée «contrainte pénale», celle-ci a largement été vidée de son contenu. Quant à la rétention de sûreté - cette possibilité de maintenir enfermé un criminel même après la fin de sa peine (si un collège d'experts estime qu'il est toujours dangereux) instaurée en 2008 par Sarkozy -, Taubira n'aura jamais réussi à convaincre l'Elysée de la supprimer. Elle disait pourtant à son propos à Libération, il y a tout juste un an : «En droit comme en philosophie, je ne vois pas comment on peut la justifier dans une démocratie. C'est faire croire aux citoyens qu'il y a une solution miracle au crime.»
«Liberté»
«Quand on parle de Taubira, on ne parle que d'envolées lyriques, regrette Clarisse Taron, la présidente du Syndicat de la magistrature. Mais elle a indéniablement tenu des discours courageux et probablement sincères : elle a osé dire que la prison n'était pas la solution, que les mineurs au pénal sont avant tout des enfants en danger… Rien de révolutionnaire au fond, mais ces choses n'étaient plus dites depuis longtemps. En revanche, elle a peiné à faire peser sa vision et son ministère dans les choix du gouvernement.» Sortis exsangues du quinquennat Sarkozy, les magistrats ont d'abord été séduits par Taubira. Mais l'état de grâce n'a pas duré. «Ses discours avaient agi comme un baume, son verbe a fini par sonner creux», nous confiait dès 2014 un parquetier de Bayonne. Les grands raouts sur la justice du XXIe siècle, les conférences de consensus n'ont accouché que de souris.
Taubira peut néanmoins se targuer d’avoir redonné un peu d’indépendance à la justice, en supprimant les instructions de l’exécutif dans les affaires individuelles. Un changement inscrit dans la loi d’août 2013, qui s’est accompagné d’une absence d’interventionnisme à peu près totale de la ministre sur les dossiers en cours. Et ce malgré le cafouillage autour de l’affaire des écoutes de Sarkozy, en mars 2014, quand la droite avait accusé la garde des Sceaux d’être informée de l’enquête visant l’ex-chef de l’Etat. Rien de surprenant, pourtant. Comme l’exige la politique pénale, la ministre est informée des dossiers dits «signalés». Le procès est d’autant plus malhonnête que Christiane Taubira a diminué leur volume de plus de 30 % en quatre ans. Une rupture avec le précédent quinquennat, au cours duquel la vassalisation d’une partie de la justice avait atteint son paroxysme. Pour autant, Taubira n’est pas allée au bout sur le sujet. Il n’y a pas eu la réforme constitutionnelle promise sur l’indépendance du parquet, destinée à aligner le statut du procureur sur celui des juges du siège, indépendants de la chancellerie. Exit aussi la réforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), visant à redonner plus de place aux magistrats en son sein tout en renforçant son pouvoir disciplinaire. Des réformes qui nécessitent un vote aux trois cinquièmes du Parlement réuni en Congrès.
Autoritaire, adepte des mails de nuit, Christiane Taubira a souvent épuisé son entourage au ministère. Et vu défiler quatre directeurs de cabinet. Mais ceux qui ont tenu bon sont des inconditionnels. Il fallait les voir parler de «la garde» avec les yeux qui chavirent. Avec cette démission que plus personne n'attendait, elle aura encore réussi à créer la surprise. Dans son autobiographie Mes météores, parue en 2012, elle avait prévenu : «On prétendra mon fonctionnement imprévisible. Sous prétexte qu'ils ne comprennent pas quand ni selon quels critères j'abdique ma liberté alors que par ailleurs, personne ne parvient à la brider.» Lyrique, toujours.
Dessin Catel. Née en 1964. Dernier album paru: Adieu Kharkov (Dupuis).