Le froid pique les doigts ce jour-là à Créteil (Val-de-Marne), malgré le ciel bleu et clair. Personne ne traîne dans les rues. Seule la chaleur du méga-centre commercial de la banlieue sud de Paris invite à ralentir le rythme. Devant l’entrée numéro 18 de «Créteil-Soleil», dans l’indifférence générale, trois policiers en civil braquent des petites torches dans les poubelles ou dans les grilles d’égout, à la recherche d’un hypothétique sachet de drogue ou d’un objet volé dans un magasin. Quelques mètres après la porte vitrée, un vigile contrôle lentement les sacs à dos et les manteaux rembourrés.
Pour Samina, 15 ans, croisée en compagnie de deux copines devant une boutique, ce vigile est la seule nouveauté depuis les attentats de Paris : «Les contrôles dans les magasins et les militaires devant le lycée Léon-Blum, c'est tout ce qui a changé. Mais je ne suis pas sûre que les militaires servent à grand-chose.» Un étage plus haut, Hassen, 32 ans, est d'un autre avis : «Les forces de sécurité sont plus visibles, c'est rassurant. Et même si l'effet n'est que psychologique. C'est important, la psychologie.»
Créteil n’est ni une «banlieue chaude» ni un havre de paix et de prospérité. La ville de 90 000 habitants compte à la fois des populations aisées, près du lac, et des plus pauvres, dans les grands ensembles des «quartiers prioritaires de la politique de la ville» ; une immense zone commerciale, mais aussi une université (Paris-Est). Dans sa diversité, la commune est représentative de la France urbaine «périphérique».
«Vive la France !»
En face du centre commercial, de l'autre côté de la quatre-voies qui coupe la ville, Camille et Fatima, deux quadragénaires, attendent le bus. Elles disent n'avoir pas observé de changement depuis l'instauration de l'état d'urgence. «Et tant mieux : il faut que ça reste comme ça, insistent-elles. On ne peut pas mettre un policier derrière chaque Français pour le protéger. Et puis, cela peut créer du stress, de la tension : il faut voir comment ils parlent parfois…» Sur le trottoir d'en face, Foussény Dembélé, la quarantaine, verrait bien, au contraire, plus de patrouilles dans les rues de Créteil. «Deux mois après les attentats, j'ai toujours peur. Je dors mal. Les voir, c'est quand même rassurant.»
Moktar Sid Mohand, 65 ans, nettoie les vitres de sa voiture en contrebas. Il vit depuis quarante ans à Créteil. «Il y a des nouveaux policiers, mais ils sont en civil. C'est pas suffisant.» Mohammed, vieil habitant du quartier lui aussi, abonde : «La police ne nous embête pas, elle fait des vérifications, c'est normal, c'est son travail. Surtout en ce moment… Tant que c'est pour tout le monde [sans discrimination au faciès, ndlr], je suis satisfait.» Est-ce bien le cas ? Sourire gêné : «Vive la France !»
A Créteil, les premiers concernés sont les jeunes, qui subissent le plus de contrôles. En particulier dans les cités du Palais et de l'Abbaye, de part et d'autre de la quatre-voies, où le rituel des «vérifications d'identité» est bien connu de tous. A côté de la nouvelle médiathèque Nelson-Mandela, dans le quartier de l'Abbaye, connu pour son petit trafic, Mohammed, 24 ans, et deux de ses amis - qui veulent rester anonymes - prennent un café debout, dans une petite allée commerciale. Eux ont affaire à la police de façon régulière : «On ne peut pas dire qu'il y a beaucoup plus de contrôles, mais ils sont plus agressifs», lâche un grand maigre. «Disons qu'ils cherchent plus qu'avant, ils harcèlent», renchérit Mohammed. «On a eu des hauts et des bas, chez nous, avec Sarkozy, les émeutes [en 2005], mais là, c'est au maximum.»
C'est parmi eux que l'arrêté qui autorise les policiers à porter des armes en dehors des heures de service inquiète le plus. «Les bavures, c'est sûr, ça va y aller avec cette règle. Le pire, c'est les nouveaux condés, ils arrivent de province, ils ont peur, ils sont perdus. Là, ça peut déraper.
- Ils sont en train de créer le cocktail parfait pour créer de futures émeutes.
- Ça va être un désastre s'ils sont "calibrés". Ils sont pas bien formés. C'est des grands gamins, les flics, ici.
- Moi, le choc, c'est quand je suis allé en Angleterre. Là-bas, dans le métro, il y avait un policier, il me touche à peine : il m'a dit pardon ! Je savais plus où me mettre, j'étais gêné.
- Les nôtres, ils provoquent, ils cherchent l'embrouille. Sur un contrôle, il y a toujours un problème. Mais "outrage", "rébellion", c'est quand tu es petit. Nous, maintenant, on la ferme et on attend que ça se passe. On sait que ça ne sert à rien.»
Marvin, lycéen du quartier croisé dans un escalier de la cité, est justement un «petit». S'il a lui aussi l'impression d'être contrôlé plus souvent ces temps-ci, il trouve cela «plutôt rassurant» : «Ils nous expliquent que c'est pour connaître les gens correctement. On ne leur en veut pas vraiment. C'est l'état d'urgence, ils font leur travail.»
«Comme à Los Angeles»
Deux rues plus bas, à la MJC du quartier, Sabine Machto demande carrément «plus de rondes». «C'est moins chaud que dans les années 80, mais quand même, quelques points de deals, ça pourrit l'ambiance du quartier, explique la directrice adjointe, qui travaille ici depuis 1978 et qui s'est fait agresser pour la première fois en novembre. Mais si Créteil reste cool par rapport à d'autres banlieues, c'est clairement dû au maillage associatif, très fort ici, et pas à la sécurité.»
A l'autre bout de la commune, dans la cité du Palais - connue comme «la cité des choux» à cause de l'architecture légumière de ses tours blanches -, le discours est plus alarmiste. Imène, qui attend son enfant à la sortie de l'école, craint surtout la future loi qui autoriserait les policiers à tirer en dehors de la légitime défense (lire pages 2-3). Elle redoute que cela encourage les policiers à «dégainer plus rapidement». «Le risque, c'est qu'un fou, ou un hystérique, se prenne une balle avec ces nouvelles règles, dit-elle. C'est quoi l'étape d'après ? Tout le monde a une arme ? Et puis comment on distingue un policier en civil avec un pistolet d'un délinquant ? Moi, si je vois un type avec une arme près de l'école, je l'écrase.»
Dans un petit restaurant turc voisin, Abderrahim, originaire du Maroc, s'inquiète lui aussi : «En dehors du service, le policier est seul, livré à lui-même. C'est dangereux, estime-t-il. On n'a pas besoin de ça. La France a appris à vivre sans les armes. Ça va provoquer d'autres problèmes, qui n'ont rien à voir avec le terrorisme. Il s'est passé des choses terribles, mais ce n'est pas la solution. Alors qu'Obama tente de réduire la circulation des armes en Amérique, nous, on va faire le contraire ? C'est fou !» Son collègue Hajib, qui travaille également à l'académie de Créteil, ajoute : «Les jihadistes veulent diviser la France, et ils sont en train de réussir. On le sent, même au travail. Ça a changé. Des fois, je me sens mal à l'aise. Je ne l'ai jamais dit, mais là, même avec mes diplômes, mon travail, ma famille, je sens qu'on me regarde différemment. Tout ce qu'on [les immigrés] essaye de construire depuis trente ans, ils l'ont détruit avec les attentats.»
A l'extérieur du bâtiment, «Laverdure» (28 ans), «Escroc» (25 ans), Malek (26 ans) et Curtis (29 ans) fument pour se réchauffer. Ils estiment être contrôlés «quatre fois par semaine». «Les flics sont plus agressifs, note Malek. Les nouveaux, surtout, c'est des nerveux.» «Si on leur donne plus de pouvoir, il y aura des conséquences dans les quartiers, ajoute Curtis. Ça va être la paranoïa, et on va finir comme à Los Angeles.» Une responsable associative de Villeneuve-Saint-Georges, commune voisine, confirme : «Les rapports entre la police et les jeunes se sont clairement dégradés depuis novembre. Il y a comme une carte blanche donnée aux policiers. Les contrôles se sont musclés, affirme-t-elle. Ça n'augure rien de bon pour le vivre ensemble. On prend les choses dans le mauvais sens : ces vexations renforcent le sentiment de rupture avec l'Etat. Au moment où des jeunes partent en Syrie, c'est inquiétant.»
Retour à la médiathèque Nelson-Mandela, vendredi, à 16 h 30. La petite pluie froide a vidé les rues. Devant le hall du 2, place de l'Abbaye, «Balo», 26 ans, est contre le mur pour une «vérification d'identité». La routine. Les policiers regagnent leur voiture. Le jeune homme enrage en les regardant s'éloigner. «Mon identité, ils la connaissent par cœur : c'est tous les jours, ces contrôles ! A quoi ça sert ? s'énerve-t-il. Ces petits trucs-là, au quotidien, c'est là qu'on voit les choses. Les petites pressions, les humiliations… Le danger pour la France, il est aussi là, pas que dans le terrorisme.»
Photo Martin Colombet. Hans Lucas