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Libération

L’article 20 à l’épreuve du feu

La légitime défense s’appliquait-elle lors des derniers attentats ? Que changerait la nouvelle loi ? «Libération» a interrogé policiers et juristes sur trois cas.
Un membre un GIGN lors de la traque des frères Kouachi en janvier 2015 (Photo Guillaume Binet. Myop pour Libération)
publié le 31 janvier 2016 à 20h01

L'article 20 du projet de réforme pénale simplifiera-t-il réellement l'action policière ? Pas si sûr. Afin d'en avoir le cœur net, Libération a interrogé policiers, juristes et avocats sur ce qu'il aurait fallu faire (ou ne pas faire) lors de trois situations concrètes. Si le droit est une matière hautement interprétative, force est de constater que l'article 20 du projet de loi présenté mercredi n'éclaire pas forcément les esprits.

Le 8 janvier 2015, les frères Kouachi sont repérés à Villers-Cotterêts (Aisne)

Au lendemain de la tuerie de Charlie Hebdo, les deux jihadistes se ravitaillent à la station-service. Saïd, l'aîné des deux frères, porte un lance-roquettes en bandoulière. En droit, pouvait-on les abattre ? «Difficile, voire impossible avec l'ancienne loi, s'avance un policier. Il fallait que l'arme se voie ostensiblement, qu'elle soit quasiment chaussée [sortie de son étui, ndlr], ou que les tirs soient engagés par les suspects.» Et avec la nouvelle loi ? «Les Kouachi ont déjà tué, ils sont armés, ils ne se rendront pas, et le but est d'éviter à tout prix un nouveau carnage deux heures plus tard. Donc oui, il sera permis, et même recommandé, de les abattre», argue un juriste de la place Beauvau. «Il s'agit là d'une vraie révolution culturelle, note un policier, qui avoue qu'il n'aurait certainement pas fait feu. Jusqu'ici, la priorité demeurait l'interpellation. Même si l'individu était muni d'une arme, la logique était de le maîtriser. Beaucoup de policiers auront du mal à tirer de sang-froid, comme ça, sur quelqu'un. Ça fait un peu police israélienne.»

Le 13 novembre, le commissaire de la BAC abat Amimour au Bataclan

Faisant montre d'un courage hors pair, le commissaire pénètre dans l'enceinte du Bataclan en plein carnage. Il saisit son arme et abat l'un des terroristes, Samy Amimour, présent sur la scène. Fallait-il le faire ? «Que ce soit avec l'ancienne ou la nouvelle loi, aucune difficulté : la légitime défense pour autrui ne fait pas un pli», estime le juriste de Beauvau. Même analyse de la part de Thibaud Claus, avocat au barreau de Lyon : «L'aberration aurait été que le commissaire ne le tue pas. Imaginez qu'il lui tire dans la jambe, qu'Amimour reprenne sa kalachnikov et qu'il tue 10 personnes de plus, qu'aurait-on dit ?»Une nouvelle fois, la réserve émane d'un policier : «Le commissaire a-t-il vu le terroriste tirer ? Est-il sûr au moment où il ouvre le feu que certains morts émanent bien d'Amimour et non de Mostefaï et Aggad, les deux autres kamikazes impliqués dans le massacre du Bataclan ?»

Le 7 janvier, Belgacem est tué devant le commissariat de la Goutte-d’Or

Ce cas est de loin le plus polémique. D'après les témoignages des policiers ayant tiré six projectiles sur Tarek Belgacem - trois l'ont atteint -, ce dernier a couru dans leur direction muni d'un hachoir, en criant «Allah Akbar». Pour Nasr Azaiez, l'avocat du père de Tarek Belgacem, «la proportionnalité de la réponse est aberrante». «Les policiers pouvaient procéder autrement, et tenter de l'interpeller. Il aurait été logique de tirer dans les jambes», tonne-t-il. Pour Thibaud Claus, en revanche, «la notion de proportionnalité [impérative devant les tribunaux, au même titre que la nécessité et l'immédiateté] est écrasée ici par une autre notion juridique : l'état de nécessité». Or, c'est sur cette dernière, inscrite dans le code pénal depuis vingt ans, que se fondent les jurisprudences. Au XIXe siècle, l'état de nécessité permettait déjà à des voleurs de pain de ne pas être poursuivis parce qu'ils mourraient de faim, et que, sans larcins, ils n'avaient d'autre option que la mort. «Pour moi, la nouvelle loi est donc proche de l'inutile, tacle Thibaud Claus. Loin de rassurer, elle risque de troubler tout le monde.»