Quatre mois de controverses, et puis s'en va. Comme nous le révélions ce mercredi, François Hollande a décidé de renoncer à réviser la Constitution, et ainsi à adopter l'article pour le moins controversé sur la déchéance de nationalité.
Tout ça pour ça, donc. Car cela fait plus de quatre mois que la question de la déchéance agite citoyens et politiques, depuis l’annonce par François Hollande, le 16 novembre devant le Parlement réuni en congrès, de l’extension de la déchéance de nationalité pour tous les condamnés pour actes terroristes, y compris ceux qui sont nés français. Retour sur 19 longues semaines de volte-face de l’exécutif.
16 novembre : François Hollande lance les hostilités
Trois jours après les attentats, le Président surprend son monde en annonçant vouloir modifier la Constitution. La déchéance de nationalité pour les binationaux nés Français s'invite dans son discours : «Nous devons pouvoir déchoir de sa nationalité française un individu condamné pour une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ou un acte de terrorisme, même s'il est né Français.»
15 décembre : Valls perplexe
Devant les journalistes, Manuel Valls laisse entrevoir les premiers signes d'hésitation et appelle à «être très prudent». Il s'interroge : «Pour trois ou quatre terroristes, est-ce que ça vaut la peine ? Ça ne dissuade aucun terroriste de se faire sauter au Bataclan. Il faut regarder, il faut regarder…»
D'autres responsables de la majorité ne se montrent pas très emballés non plus. Le patron des députés PS, Bruno Le Roux, estime que la disposition «soulève trop de débats annexes à la lutte contre le terrorisme», tandis qu'une ministre dit imaginer «l'effet déflagrateur que cela peut avoir dans notre camp» sans percevoir «d'effet sur la lutte contre le terrorisme».
Quelques jours plus tôt déjà, le patron du PS, Jean-Christophe Cambadélis, estimait que l'élargissement de la déchéance de nationalité n'était «pas une idée de gauche».
17 décembre : le Conseil d’Etat ne dit pas non
Interrogé par le gouvernement sur la constitutionnalité du projet de loi et sa «compatibilité avec les engagements internationaux de la France», le Conseil d'Etat ne tranche pas, signalent les Echos : «La mesure proposée répond à un objectif légitime consistant à sanctionner les auteurs d'infractions si graves qu'ils ne méritent plus d'appartenir à la communauté nationale. La circonstance que les effets pratiques de cette mesure seraient limités n'a pas paru au Conseil d'Etat suffisante pour lui permettre de conclure qu'elle ne serait pas opportune ou qu'elle ne serait pas appropriée à l'objectif poursuivi par le gouvernement.» De plus, «la disposition n'est, par elle-même, contraire à aucun engagement international ou européen auquel la France est partie».
21 décembre : en coulisse, Hollande renonce
Ça y est, c'est fini : selon plusieurs sources à l'Elysée, Hollande a renoncé à inscrire la mesure dans la Constitution. C'est qu'il a écouté les critiques de nombreux socialistes rétifs à l'idée de créer «deux catégories de Français». Le Président a aussi été convaincu par le sociologue Patrick Weil qu'il a rencontré quelques jours plus tôt et qui a, à son tour, invoqué le risque d'une rupture d'égalité.
Adieu, donc, l’inflammable article 2, où devait figurer cette question de déchéance. Reste à savoir comment le gouvernement va enrober ce rétropédalage.
22 décembre : c’est déjà du passé, pour Taubira
La radio algérienne Chaîne 3 diffuse une interview de Christiane Taubira enregistrée la veille, alors que la ministre de la Justice est en visite officielle dans le pays. Quid de la déchéance de nationalité ? «Le projet de révision constitutionnelle […] ne retient pas cette disposition, assure-t-elle. Sincèrement, c'est un sujet qui est dans la société, qui a fait débat – et c'est bien que cela fasse débat –, [mais] je suis persuadée que c'est une décision qui ne peut avoir d'efficacité dans la lutte contre le terrorisme. On voit bien à quel type de terrorisme on est confrontés : des personnes qui se tuent elles-mêmes. Donc en termes d'efficacité, ce n'est pas une mesure probante.»
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22 décembre, la suite : Valls veut aller au bout
Bon allez, ce coup-ci, c'est sûr, on y va. «Le gouvernement a décidé de soumettre au Parlement l'extension de la déchéance à tous les binationaux et de suivre l'avis du Conseil d'Etat», déclare Manuel Valls. Le Premier ministre assure que «le champ d'application de cette mesure est délimité, il ne s'appliquera qu'aux personnes déjà condamnées. En aucun cas, cette déchéance permettra à des auteurs d'actes terroristes d'échapper à la justice. Ils seront poursuivis en France et ce n'est qu'après avoir purgé leur peine qu'ils seront déchus de leur nationalité. Seule une condamnation définitive le rendra possible.»
Pourquoi cette volte-face ? Pas question, soutient-on alors à Matignon, de renier la «parole présidentielle engagée» à Versailles. «Sinon, quelle est la valeur de la parole officielle ?»
Début janvier : la déchéance pour tous ?
Si la déchéance de nationalité pour les binationaux nés Français est accusée de stigmatiser l’ensemble des binationaux, pourquoi ne pas l’étendre à tous les Français, même ceux qui n’ont pas d’autre nationalité L’idée émerge petit à petit chez certains élus de gauche, comme Jean-Vincent Placé, Jean-Marie Le Guen, Jean-Christophe Cambadélis ou Bruno Le Roux.
6 janvier : la-déchéance-pas-pour-tous, dit Valls
Ah oui, mais Manuel Valls n'est pas d'accord. L'extension de la déchéance, OK, mais pas à «tous les Français» jugés coupables pour crimes terroristes. «La France ne peut pas créer des apatrides, c'est-à-dire des personnes sans nationalité, assure-t-il sur BFM TV. Ça ne serait conforme ni à l'image, ni aux valeurs, ni surtout aux engagements internationaux de la France.»
13 janvier : vers une déchéance… de citoyenneté
Le patron des députés PS, Bruno Le Roux, charge Jean-Jacques Urvoas et Dominique Raimbourg, président et vice-président de la commission des lois, de dégoter la formule magique qui rabibocherait tous les socialistes autour de la déchéance de nationalité. Pas question pour l'exécutif de renier la parole présidentielle du 16 novembre. «Depuis que le Président a été applaudi par tous les parlementaires à Versailles, on est ligotés», soupire un député. «Il faut donc qu'il y ait le mot déchéance dans la solution», pose un vallsiste.
Pas question non plus que la mesure produise des apatrides. Les députés PS ajoutent un autre critère : ne pas créer d’inégalité entre Français, c’est-à-dire éviter de stigmatiser les binationaux.
Dominique Raimbourg réfléchit en fait depuis fin décembre à la déchéance de citoyenneté, qui pourrait se substituer à la déchéance de nationalité : «Cela existe déjà dans le code pénal, une condamnation pouvant être assortie d'une privation de droits. On peut en rajouter, priver du droit d'aller et venir, prévoir dans certains cas l'assignation à résidence, le retrait du passeport.»
27 janvier : absence de référence aux binationaux
Auditionné devant la commission des lois de l'Assemblée nationale, Manuel Valls annonce l'absence de référence aux personnes binationales dans l'article 2 du projet de loi constitutionnelle. On peut donc lire dans le texte final : «La loi fixe les conditions dans lesquelles une personne peut être déchue de la nationalité française ou des droits attachés à celle-ci lorsqu'elle est condamnée pour un crime ou un délit qui constitue une atteinte grave à la vie de la nation.»
Traduction : tous les condamnés pour terrorisme pourront perdre certains droits civiques (droit de vote ou d’éligibilité, par exemple). Mais Valls rappelle dans le même temps que la France ne veut pas créer d’apatrides et va ratifier les traités qu’il faut pour cela. Résultat, en pratique, seuls les binationaux pourront se voir retirer la nationalité française.
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3 février : les socialistes pas contents… puis en fait si
L’article 2 hérisse les députés de gauche, puisqu’il précise que la déchéance ne peut pas être décidée si elle rend la personne condamnée apatride. Donc, en creux, que seuls les binationaux sont concernés. Ils demandent que le texte ne permette pas de distinction entre Français seuls et binationaux.
Puis, en fin de journée, Bruno Le Roux, chef de file des députés socialistes, fait savoir qu'il n'y a «plus de malentendu avec le gouvernement» sur la formulation de la déchéance de nationalité. Il s'attend même à ce qu'une «très large majorité» des députés PS votent la révision constitutionnelle. Jusqu'à la prochaine fois ?
Pendant ce temps-là, le gouvernement et le groupe PS continuent à négocier sur la déchéance de nationalité pic.twitter.com/RmNn1oDVTJ
— Matgoa (@Matgoa) February 3, 2016
5 février : le PS étale ses divisions
Lors de l'ouverture de l'examen du texte à l'Assemblée nationale, beaucoup de socialistes tiquent, et ça dépasse la bande des frondeurs. A l'image de Bernard Roman, député du Nord : «La Constitution a la vocation de rassembler et non pas d'exclure.» Pour le député et porte-parole du PS, Olivier Faure, la bonne solution est «la déchéance de citoyenneté. On naît avec un nom, une histoire et une nationalité, et on meurt avec. La France met au monde des héros mais aussi des salauds».
Les mots de Manuel Valls n'adoucissent pas les mœurs au PS : «La déchéance de nationalité n'est pas une idée de droite, les choses ont changé. C'est une idée ancrée dans l'histoire de la République.»
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9 février : l’Assemblée vote de justesse la déchéance
Les députés votent de justesse en faveur de la création d'une peine de «déchéance nationale», soit une privation des droits sociaux, familiaux et civiques, sans mention de binationalité. De l'aveu d'un conseiller de l'exécutif suivant de très près la révision constitutionnelle, le gouvernement a eu «vraiment très très chaud aux fesses».
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17 mars : le Sénat en remet une couche sur les binationaux
Le Sénat, à majorité de droite, vote, contre l'avis du gouvernement, un amendement pour limiter la déchéance de nationalité aux seuls binationaux auteurs d'actes terroristes, soit une version différente de celle de l'Assemblée. «La France ne saurait fabriquer d'apatrides, quelle que soit la gravité des crimes qui leur sont reprochés», justifie le rapporteur et président de la commission des Lois, Philippe Bas (LR).
30 mars : François Hollande lâche l’affaire
Libération révèle que le Président renonce à convoquer le Congrès pour réviser la Constitution, puis l'intéresse l'annonce officiellement. Ouais. Tout ça pour ça.