«Il vaut mieux qu'on arrête là !» Tel fut, ce mercredi, le cri du cœur de Gérard Larcher, président (Les Républicains) du Sénat. S'adressant à François Hollande, il l'a invité à renoncer à sa réforme constitutionnelle s'il se confirme qu'il n'arrive pas «à trouver à gauche» le soutien au projet qu'il a présenté le 23 décembre en Conseil des ministres : l'instauration d'une déchéance de nationalité pour les terroristes binationaux. Inacceptable à gauche parce qu'il constitutionnaliserait une inégalité entre Français, le projet de réforme doit être réécrit pour avoir une chance de trouver une majorité à l'Assemblée. Mais Gérard Larcher prévient : cette réécriture sera rejetée par le Sénat si elle rend possible la création d'apatride. Or, pour embarquer la majorité socialiste au Palais-Bourbon, le gouvernement a choisi de biffer toute référence à l'apatridie dans la loi d'application, au nom du principe d'égalité.
Le chemin vers le château de Versailles, où est censée se voter cette révision constitutionnelle à la majorité des trois cinquièmes du Parlement réuni en Congrès, est encore long. En invitant Hollande à arrêter les frais, Larcher tente de faire porter à la gauche le chapeau de l’échec. En cherchant la voie d’un compromis acceptable par sa majorité de gauche à l’Assemblée, Hollande espère démontrer que c’est la droite, majoritaire au Sénat, qui fera capoter sa réforme. C’est à qui se refilera le mistigri du fiasco de la déchéance. Retour en cinq actes sur une pièce politique qui exaspère jusqu’à ses propres acteurs.
Acte I : lundi 16 novembre, château de Versailles
Juste après les attaques de Paris, le discours de François Hollande devant le Congrès prend forme le dimanche 15 novembre, quand le chef de l'Etat consulte tous les chefs de partis. Dans les propositions mises sur la table par Nicolas Sarkozy, reçu en premier à l'Elysée, il y a la déchéance de nationalité pour les terroristes. Une mesure qui figure aussi au catalogue répressif de Marine Le Pen reçue aussi ce jour-là. Le lendemain, François Hollande reprend donc l'idée à son compte. Un coup politique salué illico dans la majorité. «Avec la déchéance, il bétonne l'union nationale et il piège Sarkozy», veut alors croire un dirigeant socialiste. Mais le Président pose lui-même une borne qui va empoisonner tout le débat : cette mesure «ne doit pas avoir pour résultat de rendre quelqu'un apatride». Et il surprend tout le monde en précisant qu'elle pourra viser un terroriste «né français», «dès lors qu'il bénéficie d'une autre nationalité». De fait : les binationaux sont les seuls concernés par la déchéance. La gauche tord le nez mais croise les doigts, espérant que Hollande n'ira pas au bout. «Pour faire événement, il fallait mettre du charbon dans la machine du Congrès», déplore a posteriori le député PS frondeur Christian Paul.
Le jeudi soir, l'assaut contre le squat de Saint-Denis s'organise en coulisse, mais Hollande prend quand même le temps de dîner avec les ténors de la majorité à l'Elysée comme c'est de tradition le mardi. Sous le coup de l'émotion, il se livre un peu, ce qui créé une discussion «assez rare», dixit un convive. Le patron du PS, Jean-Christophe Cambadélis, attaque bille en tête pour dire que la déchéance n'est «pas une idée de gauche». Mais Hollande «apparaît torturé par la menace d'autres attentats, bouleversé parce qu'il a vu» au Bataclan, raconte un dirigeant. «Les hommes politiques sont très légers par rapport à la situation actuelle, il faut serrer les rangs et ne pas sortir de l'union nationale», leur explique le chef de l'Etat. De nouveau reçu à l'Elysée le 22 novembre, Sarkozy confirme que son camp est «disposé à voter la révision de la Constitution» si cette dernière «était clairement centrée […] sur les binationaux». La noria des opposants à la déchéance commence à l'Elysée. Elle va durer.
Acte II : mercredi 23 décembre, palais de l’Elysée
A ses visiteurs passés par l'Elysée dans les jours précédents, François Hollande assure qu'il ne retiendra pas la déchéance de nationalité. N'a-t-il pas une porte de sortie toute trouvée avec l'avis du Conseil d'Etat, certes «favorable», mais qui explique que «la nationalité française représente dès la naissance un élément constitutif de la personne» ? Une semaine plus tôt, Manuel Valls s'était aussi montré très réservé devant des journalistes : «Ça ne dissuade aucun terroriste de se faire sauter.» Et Christiane Taubira, lors d'un déplacement à Alger, annonce carrément que «la révision constitutionnelle […] ne retient pas» la déchéance de nationalité. Et pourtant… La modification de l'article 34 de la Constitution est bien présentée - et adoptée - lors de ce Conseil des ministres d'avant Noël. Taubira l'accepte malgré elle. A gauche, plusieurs militants et élus sont en colère : impossible d'avaler ce qu'ils ont combattu lorsque la droite était au pouvoir. L'exécutif pense que les fêtes vont les calmer : au contraire. De grandes voix de gauche s'expriment - notamment Pierre Joxe, l'ex-ministre de l'Intérieur de François Mitterrand - et vont désinhiber certains députés. Valls est contraint d'écrire sur sa page Facebook le 30 décembre : «Comment peut-on dire que priver de la nationalité française des terroristes condamnés serait une idée d'extrême droite ?» Et dans ses vœux, Hollande ne parle plus de «nés Français» mais d'«individus condamnés définitivement pour crime terroriste». L'exécutif sous-estime la résistance de son propre camp à venir au Parlement.
ACTE III : Mercredi 6 janvier,siège du parti LR
Rue de Vaugirard à Paris, Sarkozy célèbre une «victoire idéologique» devant le bureau politique de LR. Dans un souci de «cohérence», la grande majorité des responsables de la droite (51 sur 58) vient de se prononcer, à sa demande, en faveur de la réforme constitutionnelle annoncée le 23 décembre par Hollande. Patrick Devedjian est l'un des rare à voter contre. «Ne serait-ce pas plutôt une victoire politique pour Hollande ?» s'interroge le député des Hauts-de-Seine. Avec les juppéistes Edouard Philippe et Benoist Apparu, Nathalie Kosciusko-Morizet s'oppose, elle aussi, à la déchéance des seuls binationaux. Alain Juppé vote pour, tout en soulignant que cette mesure lui paraît être «à côté de la plaque». Chez les socialistes, pour «cesser le feuilleton», Cambadélis a posé ses conditions : union nationale oui, discrimination entre Français et apatridie non, alors que les proches de Hollande défendent la déchéance pour tous. Invité spécial de BFM TV, Manuel Valls enterre cette solution. «Nous ne pouvons pas créer des apatrides. […] Cela ne serait pas conforme à l'image, ni aux valeurs ni surtout aux engagements internationaux de la France. C'est pour ça que nous n'avions pas retenu l'idée de pouvoir déchoir tous les Français de leur nationalité», argumente le Premier ministre. «Comme par hasard, il parle après le bureau politique de LR. C'est la droite qui fait nos décisions», s'étrangle un député socialiste. Pendant trois semaines, la gauche militante se mobilise, multiplie les tribunes et les appels pour débrancher la déchéance.
ACTE IV : Mercredi 27 janvier, Assemblée nationale
A 11 heures passées, Valls débarque dans la petite salle de la commission des lois au sous-sol du Palais-Bourbon. Deux heures plus tôt, viscéralement opposée à la déchéance de nationalité, Christiane Taubira a démissionné du ministère de la Justice, remplacée par Jean-Jacques Urvoas. Le Premier ministre est attendu avec «la» formulation censée mettre tout le monde d'accord. Un nouveau sommet d'équilibrisme. Plus de «référence à la binationalité» pour contenter les socialistes. Mais retour des «délits» en plus des crimes terroristes dans le champ d'application pour obtenir les voix de la droite. «Toutes les autres solutions - déchéance de citoyenneté ou indignité nationale - faisaient manger son chapeau au président», décrypte un ténor socialiste. Histoire de déminer le dossier, le gouvernement annonce aussi que ce sera le juge judiciaire qui aura le pouvoir de retirer certains «droits attachés à la nationalité» aux personnes «définitivement condamnés» pour terrorisme, dont la nationalité. «Le contrôle du juge, c'est le truc le plus fort, ça emporte l'affaire», assure un conseiller présidentiel. Valls répète que, dans le respect des textes internationaux déjà signés par la France (lire ci-contre), la mesure ne créera pas d'apatrides. Mais, dans les faits, l'inégalité subsiste entre Français binationaux et ceux qui n'ont que la nationalité française. Certains députés LR critiquent une «opération d'enfumage», les frondeurs PS, les écologistes et les communistes un «maquillage». Après un mois de polémiques délétères, la majorité des socialistes se dit pourtant prête à voter cette nouvelle rédaction. Tout comme les centristes. Mais deux jours plus tard, patatras : dans l'avant-projet de loi d'application qui leur est transmis, les socialistes découvrent que les binationaux sont toujours visés, puisque le texte stipule que la déchéance de nationalité sera possible «sauf si elle a pour résultat de rendre la personne condamnée apatride». «On ne sait pas s'ils ont voulu nous la faire à l'envers ou si c'est juste un manque de professionnalisme, mais quand on prend les gens pour des cons, ils s'en aperçoivent», tonne un pilier de l'Assemblée.
ACTE V : Mercredi 3 février, Assemblée nationale
Les socialistes se réveillent - une fois de plus - contrariés et perdus. «On a le choix entre la bouillie et le bordel», lâche un député en traînant les pieds. Depuis la veille, après un énième cri du cœur de Bruno Le Roux, patron des députés PS, demandant une réécriture du texte, une solution semble se dessiner : ne plus parler ni de binationaux ni d'apatridie. Le tout «dans le respect des traités internationaux» qui… permettent de créer des apatrides dans certains cas. L'issue n'est pas glorieuse, la sémantique a pris le pas sur la politique, mais la majorité croit voir le bout du tunnel. D'autant plus que la droite se fracture. François Fillon étant intervenu mardi en réunion de groupe LR pour dire qu'il était contre. «On ne peut pas être contre, 90 % des Français sont pour», a objecté le sarkozyste Eric Ciotti. Réplique de Fillon : «On n'est pas forcé de céder à la démagogie.»
Mardi soir, au dîner de la majorité, «Hollande ne montre rien, mais il cherche à se sortir de l'impasse», raconte un participant. «Il n'a pas été question de terrorisme ou de nationalité. Que des conséquences politiques» de la révision constitutionnelle, relate un autre. Explosion de la majorité ? Défection de la droite ? Congrès annulé ? Congrès convoqué mais perdu ? Tout y passe. Au même moment, à l'Assemblée, une soixantaine de députés PS dépose des amendements de suppression : «L'argument de la majorité introuvable a été avancé pour retirer la réforme du droit de vote des étrangers. Il doit s'appliquer à la déchéance», plaide l'ancien ministre Benoît Hamon. Mercredi, après le Conseil des ministres, Valls file déjeuner avec les socialistes impliqués dans la révision constitutionnelle avec l'espoir de ficeler enfin l'affaire, laissant le porte-parole du gouvernement face aux questions des journalistes. Stéphane Le Foll élude, floute, s'agace. Il refuse de dire si la référence à l'apatridie sera bien supprimée de la loi d'application. Pour un dirigeant socialiste, «il faut beaucoup de contorsion pour sortir de la quadrature du cercle». Et beaucoup d'énergie et de crédit politique aussi.
Alger stigmatise les binationaux
Le président Abdelaziz Bouteflika l’avait promise en avril 2011, au cœur des «printemps arabes». Après des années d’atermoiements, la révision de la Constitution algérienne sera finalement examinée par le Parlement en fin de semaine. Le projet, présenté à la fin du mois de décembre, divise profondément la presse algérienne. Une disposition fait particulièrement parler d’elle: celle contenue dans les articles 51 et 73, qui exclut les binationaux de «l’accès aux hautes responsabilités de l’Etat et aux fonctions politiques». «Pour être éligible à la présidence de la République, précise le texte, le candidat doit: ne pas avoir acquis une nationalité étrangère; jouir uniquement de la nationalité algérienne d’origine et attester de la nationalité algérienne d’origine du père et de la mère; être de confession musulmane […].»