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Libération
EDITORIAL

Désordre

publié le 3 février 2016 à 20h16

Imaginons qu’il existe encore un citoyen qui croit en la chose publique. Imaginons qu’il aime se tenir informé, parler politique avec ses amis, ses collègues de travail ou lors de déjeuners familiaux. Il se dit parfois exaspéré par les jeux de posture des élus, mais il est aussi convaincu que dans ce climat inédit dans notre histoire contemporaine, où se mêlent peur, défiance et ressentiment, la société française souffre non pas de trop de politique, mais de mauvaise politique.

Alors, quand, après les attentats, le président de la République annonce qu’il va convoquer le Congrès pour modifier la Constitution afin de répondre plus efficacement au défi majeur que lance le terrorisme islamiste, notre citoyen redouble de vigilance. Il connaît ses classiques : modifier la Constitution n’est pas un petit sujet. On touche là à la loi suprême, celle qui encadre toutes les autres, celle qui nous définit collectivement et nous engage individuellement. Alors quand François Hollande propose d’inscrire dans la Constitution la déchéance de nationalité pour les binationaux nés français condamnés pour terrorisme, son premier réflexe est de dire «pourquoi pas». Il est comme 80 % des Français plutôt favorable à l’idée. Bien sûr, il sait que cette mesure est portée par l’extrême droite et une partie de la droite extrême, mais, après tout, ces terroristes ne se sont-ils pas exclus eux-mêmes de la collectivité nationale en assassinant froidement ? Mais très vite, tout le monde reconnaît son caractère inefficace, y compris dans un arsenal juridique qui remettrait en question certaines de nos libertés publiques au nom de la lutte contre le terrorisme.

Manuel Valls répond que cette déchéance relève d'abord du symbole. Mais pour dire quoi et à qui ? Et c'est là que notre citoyen commence à perdre le fil. Il se souvient que, devant les parlementaires réunis à Versailles, le 16 novembre, François Hollande avait promis : «La déchéance de nationalité ne doit pas avoir pour résultat de rendre quelqu'un apatride.» Et pour cause, puisque le monde occidental est sorti de l'horreur de la Seconde Guerre mondiale, avec cette promesse, portée par la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 que «tout individu a droit à une nationalité» (article 15). Puis notre citoyen entend une écrasante majorité de députés socialistes (et une poignée d'élus de droite) déclarer qu'il est impossible d'inscrire dans notre Constitution une inégalité devant la loi entre les Français binationaux et les autres. Il devient donc évident que cette mauvaise idée de déchéance est non seulement inefficace mais aussi contraire à nos grands principes républicains, ceux-là même que les terroristes voudraient nous voir remettre en question. Et pourtant, depuis presque deux mois, l'exécutif se dépense dans un désordre désolant, pour faire rentrer coûte que coûte une parole présidentielle dans une loi qui serait la moins infamante possible. Alors, plus personne n'y comprend rien, à commencer par notre citoyen. La loi devient illisible. Et, pire que tout, le gouvernement essaie de la faire passer pour ce qu'elle n'est pas. Il apparaît aujourd'hui que la gauche ne veut pas de ce texte, et que la droite fera tout pour ne pas donner au chef de l'Etat une victoire au Congrès. L'union nationale n'est plus qu'une estrade sur laquelle se mettent en scène des petits calculs politiciens. Dont tous sortiront perdant. François Hollande le premier.