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Libération
Décryptage

La déchéance, une mesure avant tout symbolique

Déchéance de nationalité, la polémiquedossier
Dans les faits, la déchéance de nationalité ne vise que certains binationaux et n’a été appliquée que très rarement.
Taubira le 27 janvier. (Photo Marc Chaumeil)
publié le 3 février 2016 à 19h31

Alors que Parlement et gouvernement s'embourbent dans le débat sur la déchéance de nationalité, Libération fait le point sur la législation en vigueur.

Quel est le système actuel ?

Depuis la loi Guigou de 1998 sur la nationalité, la déchéance ne peut viser que des binationaux. Le texte prévoit qu’une telle mesure ne peut créer d’apatride. Il pose une autre borne : seule une personne ayant acquis la nationalité française, notamment par naturalisation, peut en être déchue. Les binationaux nés français ne sont donc pas concernés. Les conditions sont définies strictement par l’article 25 du code civil, qui recense cinq motifs : crime ou délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation, terrorisme, espionnage (ou sédition et haute trahison militaire), soustraction aux obligations du service national et agissements au profit d’un autre Etat. La mesure ne peut être décrétée qu’une fois la condamnation définitive prononcée, dans un délai de dix ans à compter des faits, et dix ans maximum après l’acquisition de la nationalité française - quinze ans pour terrorisme.

Que disent les traités ?

Plusieurs textes limitent les cas dans lesquels une déchéance de nationalité peut être prononcée, mais leur effectivité est en fait réduite. Ainsi, la Déclaration universelle des droits de l'homme adoptée par les Nations unies en 1948 pose que «tout individu a droit à une nationalité». Sauf qu'elle n'est pas contraignante dans le système juridique français… La convention de New York d'août 1961, signée par la France et 41 autres pays, est plus précise. Elle écarte expressément toute déchéance qui aurait pour effet de rendre un citoyen apatride. Mais là encore, il faut lire entre les lignes. A l'époque, la France s'était gardé la possibilité de déchoir un de ses ressortissants en vertu de l'article 8 de cette convention. Ainsi, si un individu, entre autres, «apporte son concours à un autre Etat» ou s'il «a un comportement de nature à porter un préjudice grave aux intérêts essentiels de l'Etat», il peut perdre sa nationalité française. En théorie, les traités internationaux n'empêchent donc pas la France de créer des apatrides, d'autant que le pays n'a pas ratifié la convention de 1961. En pratique, c'est pourtant toujours le cadre national et la loi de 1998 qui font autorité : une déchéance ne peut créer d'apatride. C'est bien pour cette raison que le gouvernement de Manuel Valls souhaite modifier la Constitution pour élargir les conditions et viser, a priori, tous les Français, binationaux ou non.

La déchéance est-elle utilisée ?

On ne recense qu'une vingtaine de cas depuis 1990, tous pour terrorisme, et aucun entre 2007 et 2014. Depuis son arrivée place Beauvau en avril 2014, Bernard Cazeneuve a demandé la déchéance de nationalité de six personnes. Parmi elles, quatre Franco-Marocains et un Franco-Turc, amis d'enfance et originaires de quartiers populaires de la banlieue ouest de Paris. Agés de 38 à 41 ans, ils ont été condamnés en 2007 à des peines de six à huit ans de prison pour le délit de «participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte terroriste». Ils étaient notamment jugés pour leurs liens avec des membres d'un groupe jihadiste responsable des attentats de Casablanca, au Maroc, le 16 mai 2003 : 45 personnes avaient été tuées, dont 3 Français, dans plusieurs attaques. Désormais libérés et affirmant s'être «rangés», les cinq hommes ont été déchus de leur nationalité française en octobre 2015 par un décret signé de la main de Manuel Valls.

Quelle est l’efficacité de cette mesure ?

Outre sa portée symbolique, elle vise surtout à pouvoir expulser du territoire un individu auquel la nationalité française aurait été retirée, qui se retrouverait ainsi sans titre de séjour, et donc en situation irrégulière. C'est ce qui est arrivé au Marocain Ahmed Sahnouni (le sixième cas de déchéance demandée par Cazeneuve), renvoyé en septembre 2015 vers Casablanca, et ce dès sa sortie de prison. Déchu de sa nationalité française l'année d'avant, Sahnouni et sa défense avaient tenté de s'opposer à l'expulsion en alertant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sur les risques de torture encourus au Maroc. Celle-ci avait demandé à la France de stopper la procédure, mais trop tard, Sahnouni était déjà dans l'avion. C'est l'affaire Djamel Beghal qui a provoqué ce durcissement dans la doctrine française. Condamné à dix ans de réclusion en 2000 pour un projet d'attentat contre l'ambassade américaine à Paris, l'homme a été déchu de sa nationalité française et devait être expulsé vers l'Algérie. La CEDH s'y est opposée en raison des risques élevés qu'il subisse des «traitements inhumains ou dégradants». Avant d'être réincarcéré en 2010, Beghal a passé un an assigné à résidence dans le Cantal, où il a reçu la visite des futurs auteurs des attentats de janvier 2015, Chérif Kouachi et Amedy Coulibaly… D'autres, en revanche, pointent un effet pervers aux mesures d'expulsion : le risque, pour les services de renseignement, de perdre la trace d'un potentiel terroriste.