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Libération

Bobigny «C’est pour la justice au quotidien qu’il y a besoin de monde»

publié le 5 février 2016 à 19h21

Monsieur P. a entamé une procédure de divorce en septembre. Après de nombreux appels en vain, il est venu ce matin-là au tribunal de grande instance (TGI) de Bobigny pour savoir si une date d'audience était prévue, son avocat étant lui-même sans nouvelles. Monsieur P. s'adresse calmement à la secrétaire au greffe du juge des affaires familiales (JAF) : «Combien de temps je vais attendre ?» «Ça dépend de la chambre sur laquelle vous tombez, répond-elle. Dans celle-ci c'est douze mois, dans celle-là quatorze.» La veille, vingt et un couples sont passés devant deux magistrats en une matinée. Le dossier de Monsieur P. n'est pas encore arrivé. Pendant ce temps, une femme discute avec une jeune assistante sociale dans le hall d'accueil. C'est la deuxième fois qu'elle vient, et elle ne sait toujours pas comment son fils peut être naturalisé. Toutes deux voulaient consulter un conseiller juridique gratuit, mais on leur a répondu qu'il était 11 heures et qu'il y avait déjà trop de monde. Il faudra revenir lundi.

Enjeux. Des histoires comme celles-ci, le tribunal de la deuxième juridiction la plus importante de France en regorge. Cela fait de nombreuses années que les magistrats, les avocats et les greffiers de Bobigny tirent la sonnette d'alarme à propos du manque de postes face au nombre de dossiers à traiter. Conséquence des mutations en cours, des départs à la retraite et du temps de formation à l'Ecole nationale de la magistrature, les annonces faites par le ministère de la Justice pour 2016 ont décrété l'alerte générale : perte de 25 % des magistrats du siège et de 8 % des juges du parquet. Le 1er décembre, une motion votée par l'ensemble des magistrats et signée par les deux principaux syndicats (le Syndicat de la magistrature et l'Union syndicale des magistrats) dénonçait «un réel danger pour les justiciables de Seine-Saint-Denis», citant comme conséquences le non-traitement de 160 dossiers d'instruction et la suppression de seize audiences civiles par mois à compter du 1er janvier. «Après les attentats du 7 janvier et du 13 novembre 2015, force est de constater que les pouvoirs publics n'ont manifestement pas pris la mesure des enjeux spécifiques qui pèsent sur ce département», disait encore le communiqué. Les syndicats ont depuis été reçus au cabinet de la ministre de la Justice, avant la démission de Christiane Taubira du gouvernement, réunion pendant laquelle la création d'un groupe de travail sur les juridictions en difficulté a été envisagée. Celui-ci a annoncé la création d'un poste de magistrat au siège en 2016, le retardement d'un départ, l'arrivée en juin d'un juge en formation et l'affectation de juges «placés» [temporaires, ndlr] par la cour d'appel. Des renforts devraient être apportés par des magistrats honoraires et des contractuels en mars, dans le cadre du plan antiterroriste. «Il ne faut pas seulement des juges antiterroristes, estime Sophie Combes, du Syndicat de la magistrature. C'est pour la justice au quotidien qu'il y a besoin de monde.»

«Déni de justice». Avec les tribunaux voisins de Nanterre (Hauts-de-Seine) et de Créteil (Val-de-Marne), le TGI de Bobigny subit de plein fouet la pénurie de postes, notamment au JAF et au service pénal, plusieurs tribunaux d'instance dépendant de lui pour de nombreuses procédures plus ordinaires que le crime d'assises, de l'expulsion locative au surendettement. De quoi envenimer le quotidien d'habitants dont beaucoup passent par l'aide juridictionnelle pour défendre leurs droits. Chaque procédure fait traîner le reste, quand elle n'en ouvre pas une nouvelle. Exemple parmi d'autres : sans décision du JAF dans une procédure de divorce, impossible de demander un logement social ou de percevoir des allocations familiales. «Certains se domicilient ailleurs, dorment dans leur voiture ou continuent de vivre sous le même toit», poursuit Sophie Combes. Un «déni de justice» pour Perrine Crosnier, avocate à La Courneuve depuis trente-cinq ans. Elle doit régulièrement expliquer à ses clients pourquoi ils doivent attendre : «Comment avoir confiance en la justice, puisque quand ils ont l'idée d'y recourir il ne se passe pas grand-chose ? De tels délais entretiennent le sentiment d'abandon. Il faudrait des zones judiciaires prioritaires : que les gens aient au moins le sentiment d'être traités sans discrimination.»

Une autre procédure, aux prud’hommes celle-là, occupe la vie du même Monsieur P. depuis deux ans. Les juges ont désigné un juge professionnel au mois d’août. Aucune date d’audience n’a été fixée depuis.