Palais Bourbon, salon Delacroix, lundi. Enfoncés dans le velours de cette antichambre parlementaire de la majorité, trois hommes regardent passer les députés socialistes qui vont s'installer dans l'hémicycle, où l'on s'apprête à débattre de la révision constitutionnelle : Vincent Feltesse, conseiller aux élus de Hollande, Yves Colmou, conseiller spécial de Valls, et Christophe Borgel, maître ès décomptes électoraux du Parti socialiste. «Ils ne savent pas. Personne ne sait comment tout ça va atterrir», raconte un parlementaire PS.
Même si elle pose de nombreuses questions sur le plan juridique, l'inscription de l'état d'urgence dans la Constitution (l'article 1) est passée assez facilement lundi soir. En revanche, le débat sur la déchéance de nationalité pour les terroristes, inscrite à l'article 2, promet d'être un long chemin de croix pour le gouvernement. La mesure, qui n'a cessé d'évoluer ces six dernières semaines, plombe l'exécutif et la majorité mais agite aussi la droite et le centre. «Hollande ne pensait pas que cela prendrait autant d'ampleur», raconte un visiteur régulier de l'Elysée.
Bref, «on entame une plongée dans les algues», confirme un pilier de l'Assemblée. Pour ne rien arranger, parce qu'il s'agit d'un projet de loi constitutionnel, le texte qui arrive en séance publique est celui du gouvernement et non celui amendé en Commission des lois. «La procédure, paradoxalement, ne nous aide pas», concède un conseiller à Matignon. Car cela veut dire que le compromis qui a été bricolé avec les socialistes en commission - à savoir, ne plus viser les binationaux expressément - doit être voté à nouveau en présence de la droite. Qui, elle, exige de cibler exclusivement les binationaux. De la rédaction finale de l'article 2, qui va se faire amendement par amendement (96 ont été déposés), dépend donc le vote de la gauche et… de la droite. Personne n'osait lundi évoquer ouvertement un article 2 rejeté finalement (le vote pourrait avoir lieu ce mardi soir tard) mais le scénario est dans toutes les têtes. «Dans ce cas-là, la révision est morte et il faudra regarder qui l'a tuée», explique un conseiller de l'exécutif.
Chargé du dernier coup d'intox, Jean-Marie Le Guen, secrétaire d'Etat chargé des Relations avec le Parlement, a prédit un vote «confortable». Sans préciser si c'était sur l'article 1, le 2 ou l'ensemble du projet de loi constitutionnel lors du vote solennel mercredi après-midi. Le fait que le Sénat ait d'ores et déjà annoncé qu'il ne voterait pas un texte conforme (commun aux deux chambres) et que le gouvernement ait accepté le principe d'une navette parlementaire encourage plutôt les députés à procrastiner pour l'instant. Pour un député , «tout le monde va sortir du bois au dernier moment».
Manuel Valls en janvier. (Photo Laurent Troude)
La majorité dans le brouillard
D'habitude, ils font dans la dentelle mais cette fois, même à la louche, personne ne se risque officiellement au pronostic sur la déchéance de nationalité au Parti socialiste. «On a rarement vu un fog aussi épais», confirme un conseiller de l'exécutif interrogé sur les comptages officieux ou officiels sur l'article 2 de la révision constitutionnelle. Les plus optimistes - du patron du groupe PS Bruno Le Roux au chef de file des socialistes sur le projet de loi constitutionnel, Patrick Mennucci - évoquaient la semaine dernière l'adhésion de 80 % des députés socialistes grâce au double compromis gommant la référence aux binationaux dans le texte constitutionnel et ne précisant plus dans la loi d'application que la déchéance s'appliquerait «sous réserve de ne pas créer d'apatrides». Cet accord est assorti de la promesse de ratifier la convention de 1961 sur «la réduction du nombre de cas d'apatrides» qui permet en réalité d'en faire dans des cas très exceptionnels. «Mennucci, il est marseillais alors il exagère un peu», sourit un de ses collègues de la commission des lois pour qui cependant, «ça devrait passer. Pas large, mais ça devrait passer». Les opposants PS les plus farouches évoquent une «grosse centaine» de députés prêts à voter contre. «Je sais bien que ce sont des sauvages, mais enlever la nationalité de naissance est une vraie rupture du droit du sol», a ainsi plaidé Bernard Roman, député du Nord et proche de Hollande. Or, pour l'exécutif, l'enjeu est double : faire passer l'article bien sûr, mais aussi mettre la droite au pied du mur. «Plus les socialistes sont nombreux, plus la droite est dans la difficulté pour s'opposer à une mesure plébiscitée par les Français», veut croire un ministre.
A l'Assemblée, comme ailleurs, les écologistes sont divisés. D'un côté, la bande à Cécile Duflot compte neuf députés. De l'autre, la bande à Barbara Pompili en compte autant. Egalité parfaite. Le vote est plus compliqué à prédire. Une petite moitié de la bande à Pompili s'apprête à voter en faveur des deux articles, à l'image de François de Rugy. Une grosse moitié, dont Pompili, est contre l'article 2 tandis que certains hésitent. «La nouvelle rédaction de l'article 2 est moins contraignante mais il reste quelques doutes», note un député qui «consulte» et «réfléchit» avant de faire son choix. Chez Duflot, la révision constitutionnelle c'est non pour les neuf députés. Sur ce sujet, Noël Mamère et Sergio Coronado ont été très offensifs : ils multiplient les interventions et rassemblements pour lutter contre l'état d'urgence. Ce débat a aussi permis à Cécile Duflot de revenir en première ligne. Vendredi, elle a mis en exergue à la tribune de l'Assemblée nationale le fait que le dernier régime à avoir «massivement utilisé» la déchéance de nationalité avait été celui de Vichy - s'attirant illico des huées sur les bancs socialistes et une remontrance de Manuel Valls. La coprésidente du groupe EE-LV au Palais-Bourbon est depuis sous le feu nourri des critiques, mais elle assume : «Non seulement mes mots sont le reflet exact de ma pensée, qui est une analyse historique sur ce qu'est la déchéance de nationalité, mais je les maintiens tous.»
Même l'allié radical se rebiffe. Président du groupe à l'Assemblée, Roger-Gérard Schwartzenberg est totalement opposé à la déchéance, un «encombrant dont il faut se débarrasser sans procéder à un stockage dans les couches profondes de la Constitution».
Laure Bretton et Rachid Laïrèche
La droite en ordre dispersé
Comme le laissaient prévoir les controverses des dernières semaines, le débat sur la réforme constitutionnelle divise au moins autant la droite que la gauche. Christian Jacob, chef de file des députés Les Républicains (LR), en a prudemment tiré les conséquences en répartissant équitablement, dans la discussion générale, le temps de parole entre partisans et adversaires du projet.
C'est ainsi que Patrick Devedjian et Jean-Frédéric Poisson ont plaidé lundi après-midi pour l'abandon de la réforme, tandis que Guillaume Larrivée et Frédéric Lefebvre en défendaient le principe. Le camp des pour et celui des contre sont par ailleurs eux-mêmes profondément divisés, ce qui brouille plus encore un paysage politique devenu illisible. Rien de commun en effet, entre les députés LR Lefebvre et Larrivée. Le premier dira oui sans état d'âme, parce qu'il ne peut pas «oublier l'élan» qui a réuni le congrès derrière François Hollande le 16 novembre à Versailles. Le second, qui porte la parole sarkozyste, a formulé une approbation conditionnelle : il «souhaite pouvoir voter» cette réforme qu'il qualifie «d'utile» à défaut d'être «nécessaire».
On voit mal, dans ces conditions, comment le groupe Les Républicains pourrait parvenir à dégager une position commune mardi matin, à l’issu de sa réunion hebdomadaire. Nicolas Sarkozy et François Fillon devraient tous deux y participer. Le premier réaffirmera que la déchéance de nationalité pour les terroristes condamnés est une idée de la droite et qu’au nom de la cohérence, elle ne saurait s’opposer à son inscription dans la Constitution. Il rappellera que le principe d’un vote favorable a été approuvé le 6 janvier par le bureau politique de LR quasi unanime.
Fillon, lui, invitera ses collègues députés à refuser cette réforme constitutionnelle. Dans une tribune parue dans le Journal du dimanche, il fait valoir que les «contorsions juridiques» du gouvernement et les divisions qu'elles ont engendrées «jusqu'au sommet de l'Etat» ont définitivement ruiné la valeur «symbolique» d'un projet qui prétendait sceller «l'unité nationale». Pour Fillon, la Constitution n'a pas besoin d'être modifiée pour appliquer l'état d'urgence, ni pour déchoir les terroristes ? L'initiative de Hollande relève donc à ses yeux de la pure «communication».
Rivaux dans la course vers la présidentielle de 2017, l'ancien chef de l'Etat et son ex-Premier ministre pourraient être tentés de compter leurs soutiens à l'occasion de cette réunion. Dans l'entourage de Sarkozy, on assure qu'il n'en est pas question : «Le sujet est très complexe, il y a dans les deux camps de très bons arguments.» Personne ne sait au juste de quel côté pencheront les quelque 196 députés du groupe LR. «Dans chaque camp, ils ne sont qu'une quarantaine à être vraiment déterminés. Les autres, plus d'une centaine, attendent de voir. Ils ne veulent pas se laisser enfermer dans une posture pro ou antiréforme constitutionnelle», constate un cadre de LR. Avec le soutien de Christian Jacob, Nicolas Sarkozy espère convaincre la majorité des députés LR qu'il convient de laisser prospérer le débat en votant cette réforme imparfaite que la majorité LR au Sénat aura tout loisir de corriger le mois prochain lorsqu'elle lui sera soumise. Il appartiendra dès lors à la gauche de décider, en deuxième lecture, si elle souhaite donner sa chance à la révision constitutionnelle voulue par François Hollande.
Alain Auffray
Au centre, un soutien en demi-teinte
Le groupe UDI à l'Assemblée, sous la houlette de son président, Philippe Vigier, se réunit ce mardi matin pour accorder ses violons. Rien ne semble définitif. «A l'exception de deux ou trois unités, les centristes devraient voter majoritairement ce texte. Comme d'ailleurs le souhaitait le président du parti, Jean-Christophe Lagarde, qui, sans le dire fortement pour ne pas diviser notre formation, y a toujours été favorable», raconte un député. Si, ces dernières semaines, les ténors de l'UDI se sont montrés relativement discrets sur ce dossier, «c'est que les atermoiements et les revirements du gouvernement ne facilitaient pas vraiment l'adoption d'une position franche et arrêtée. Il nous a semblé que la prudence devait être de mise», justifie un autre parlementaire.
«Il est vrai que les changements de pied perpétuels du gouvernement nous ont donné à réfléchir», reconnaît Philippe Vigier, député d'Eure-et-Loir et chef de file des députés centristes. Lundi, «la position du groupe n'était pas arrêtée face à un texte qui évolue beaucoup. L'article 2 risque encore d'être l'objet de longues discussions tout au long de l'après-midi de mardi», déclare le président du parti, Jean-Christophe Lagarde. «Pour nous, la déchéance de nationalité doit s'appliquer à tous», affirme le patron des centristes au Palais-Bourbon. L'ancien ministre de la Défense de Nicolas Sarkozy Hervé Morin a annoncé de longue date qu'il ne voterait cette disposition que si elle était étendue aux délits et pas réservée aux seuls crimes, comme prévu initialement. Une demande défendue par l'ensemble du groupe.
A la quasi-exception d'Yves Jego, maire de Montereau-Fault-Yonne, qui s'est démarqué de l'ensemble de ses collègues pour annoncer qu'il ne voterait pas ce texte. «D'abord parce que le recours à la loi suffisait. Et de surcroît pourquoi le voter puisque l'union nationale née après le discours du président de la République à Versailles n'existe plus aujourd'hui ? Enfin, avec cette déchéance de nationalité, il y a comme un début de remise en cause du droit du sol qui personnellement ne me convient plus du tout», explique le député de Seine-et-Marne. L'attentisme prévaut aussi chez les sénateurs centristes qui se réunissent ce mardi. Même si le président du groupe, le sénateur et maire de Laval François Zocchetto, n'avait pas hésité à exprimer ses réserves.
Christophe Forcari