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«Il ne faut pas que je tombe malade, encore moins enceinte»

Généraliste en Savoie, Julie Mazet exerce en libérale. Elle est syndiquée auprès de la CSMF, confédération classée à droite, qui boycotte la conférence de santé organisée ce jeudi par Manuel Valls.
Julie Mazet, médecin généraliste à Monnetier-Mornex, le 9 février. (Photo Fred Merz)
publié le 10 février 2016 à 19h31

La vieille dame est toute souffreteuse dans la cuisine de sa vieille ferme, sur les hauteurs d'Annemasse (Haute-Savoie) : à côté, il y a le bâtiment où ses parents tenaient un bar-restaurant, désormais fermé depuis des années. «Mme Descombes ? C'est une visite régulière, elle souffre beaucoup, sa situation clinique est bien délicate», explique la Dr Julie Mazet.

Trente-sept euros, c'est le prix de la visite. «Il me faudrait quelque chose pour que je mette mes jambes un peu en l'air», demande très vite la patiente à son médecin. Mme Descombes a 85 ans, ne sort quasiment plus. «Vous croyez que c'est drôle d'être comme ça, j'aimerais bien que cela s'améliore», espère-t-elle. «Je vais en rediscuter avec le chirurgien pour savoir s'il veut ou pas vous opérer du cœur», lui dit Julie Mazet. «Je ne demande pas mieux, si ça va mieux», répond Mme Descombes. S'en suit un peu de conversation sur les chats, la neige dehors et le beau ciel de cette belle journée d'hiver.

Julie Mazet aime ces moments-là, où son métier de médecin se charge de liens et de chaleur, avec ce sentiment d’être le dernier recours. Cela fait maintenant un peu plus de cinq ans qu’elle s’est installée dans la maison de santé de Monnetier, où elle exerce avec une autre généraliste.

Elle est heureuse, elle est syndiquée, dans un syndicat plutôt à droite, en tout cas bien libéral, la CSMF (Confédération des syndicats de médecins français). Elle est jeune : 38 ans. Et adore son métier : médecin de campagne, ou du moins de petite ville. Quand on la suit sur ces routes de fermes savoyardes, on la voit à l'aise, avec sa grande sacoche jaune : «On a besoin de faire des visites à domicile, pour se rendre compte de la vie. Je ne comprends pas mes collègues qui n'en font pas.»

«J’en entends des haineux»

La Dr Mazet a quelque chose d'attachant dans ce monde de la médecine libérale, d'ordinaire si convenu. Chaleureuse, tonique, même si en même temps elle reprend à fond les slogans caricaturaux de son syndicat, où sont dénoncés la fin de la médecine libérale, le scandale du tiers payant généralisé, l'étatisation programmée, le manque de moyens, etc. «Ce que j'aime, c'est organiser ma vie comme je le souhaite, raconte Julie Mazet, et faire la médecine que j'aime.» Certes…

Aujourd'hui la médecine libérale se cherche, empêtrée dans des références d'un autre temps. Voilà une médecine en manque de repères, qui pense que le paiement à l'acte ou la liberté d'installation sont les deux caractéristiques du métier. Julie Mazet n'est pas de droite. Dans la salle d'attente de la maison de santé, elle affiche une pancarte : «Le Dr Mazet ne reçoit pas les visiteurs médicaux.» «Etre dans la main des labos, non. Je refuse tout déjeuner, je veux être libre.» Elle est ainsi. Mais, toujours dans sa salle d'attente, on voit d'autres affiches, celles-là de combat : «Oui à la désobéissance civile ! Non à la loi de santé.» En exergue : «Les patients et les médecins, ça se respecte.» Sur Facebook, Julie Mazet ne décolère pas. Sur la Conférence nationale de santé organisée ce jeudi et voulue par le Premier ministre pour décrisper les rapports entre le gouvernement et la médecine de ville, elle est intarissable. «Jamais une ministre de la Santé n'a voulu à ce point faire passer les médecins pour des nantis. Nous demandons des moyens pour mieux travailler, payer des assistantes, adapter les locaux, coordonner la ville et l'hôpital, éviter les dépenses inutiles, bref innover, investir, être audacieux. Nous ne viendrons pas à votre conférence santé en trompe-l'œil», écrit-elle. Des propos évidemment exagérés, mais qui pointent un malentendu qui paraît irrémédiable entre le gouvernement et les médecins libéraux.

Julie Mazet n'est nullement extrémiste, elle-même s'inquiète de la radicalisation de son milieu. «Cela me fait peur quand j'entends des propos de mes collègues, j'en entends des haineux. Mais bon, que la ministre ne veuille jamais nous écouter, c'est quand même un problème.» Pour elle, les difficultés sont lourdes : «Dans moins de cinq ans, 30 % des libéraux de mon secteur seront partis à la retraite sans être remplacés, ce qui représente de 8 000 à 10 000 patients sans médecin traitant. Il faut que le gouvernement prenne la mesure de la catastrophe à venir ! Il n'y a qu'en revalorisant fortement l'exercice de la médecine libérale dans son ensemble que de jeunes confrères auront envie de s'engager.» Et elle continue : «L'assurance maladie ? Elle pourrait nous aider, mais dans les faits, elle n'est là que pour nous surveiller.»

Julie Mazet n'est pas une nantie. Elle vient d'une famille où il n'y a pas de médecins. Son père est enseignant, sa mère vendeuse. «J'ai toujours voulu être médecin généraliste.» Elle a fait ses études à Strasbourg et les hasards des nominations de son mari l'ont conduite à Annemasse, aux pieds de Genève. Quand elle laisse de côté son volet revendicatif, elle parle avec passion de son métier, de sa solitude et de son besoin d'un peu de collectif, qu'elle satisfait dans la vie syndicale. «Les syndicats ? Cela dépend des régions, mais ici, en Haute-Savoie, c'est la CSMF qui est très majoritaire. Alors…» Tout naturellement, elle y a adhéré et, en quelques années, elle est montée très vite : «Il y a peu de gens qui ont envie de prendre des responsabilités.» De fil en aiguille, elle multiplie les engagements.

Rabibochage ou placebo ?

A Monnetier, petit bourg à quelques kilomètres d'Annemasse, il y avait trois médecins généralistes. L'un s'est fatigué, il est parti finir sa vie professionnelle dans un Ehpad (établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes). Un autre a pris sa retraite en avance. Restait la Dr Fleury, 50 ans. «Ici, le problème, c'est le foncier, je ne pouvais payer seule le loyer. J'étais prête à plier bagages», explique cette dernière. Heureusement, il y a eu l'arrivée de Julie Mazet. Surtout, le maire s'est rendu compte que si sa petite commune ne faisait rien, elle n'aurait plus de médecin. D'où son idée de rénover l'école et de la transformer pour en faire comme une maison de santé, mais sans d'autres liens entre les différents professionnels que le lieu. En bas de l'ancienne école, il y a donc désormais les deux médecins qui consultent, et à l'étage un cabinet d'infirmier, une psychologue et un ostéopathe. «On paye un loyer, c'est tout», raconte Julie Mazet. Le cabinet est vaste, moderne comme tout. La Dr Mazet gagne net autour de 4 000 euros par mois : «J'ai tous les mois 4 000 euros à peu près de charges, entre le loyer, la retraite, la voiture, le secrétariat.» Elle travaille quatre jours et demi par semaine. «Il ne faut pas que je tombe malade, encore moins enceinte», raconte-t-elle. «Je ne demande pas à être riche», insiste-t-elle.

Que va-t-il se passer, avec cette Conférence nationale de santé ? Initiée par le Premier ministre, elle avait été lancée au printemps dernier pour essayer de retisser les liens entre la médecine de ville et la ministre de la Santé, fortement fragilisés par l'affaire du tiers payant généralisé. Officiellement, cette rencontre vise «à apporter des réponses aux interrogations nombreuses des professionnels de santé sur l'évolution de leurs métiers, leurs opportunités de carrière et leur place dans la société».

Reste que les syndicats de médecins libéraux n'ont pas apprécié ce duo gouvernemental, avec d'un côté la loi santé qu'ils ne voulaient pas, et de l'autre une conférence qu'ils ressentaient comme un placebo. Ils ont aussitôt annoncé qu'ils boycotteraient les débats. Lesdits syndicats ont même décidé d'organiser le même jour une rencontre baptisée «Assises de la médecine libérale». Néanmoins, les syndicats médicaux hospitaliers, mais aussi ceux représentant les jeunes médecins, sont présents. Ainsi que le Conseil national de l'ordre des médecins. MG France, syndicat classé à gauche et finalement satisfait de la reconnaissance universitaire de la médecine générale, va envoyer «un observateur» à cette conférence. «Il y a eu quelques petites avancées, nous dit son président, le Dr Claude Leichner, comme la filière universitaire pour la médecine générale, et puis aussi la couverture sociale pour les arrêts maladie ou les congés maternité pour les médecins de secteur 1. Mais quand même, tout ça pour ça.» «Je me bats, ajoute en écho Julie Mazet. Je ne veux pas avoir de regrets, mais je ne sais pas si on va arriver à sauver notre médecine.»

Ce jeudi en fin de journée, le Premier ministre devrait annoncer une dizaine de mesures. Ce ne sera pas la révolution, juste des propositions de bon sens, malheureusement noyées dans le marécage d’un rendez-vous manqué.