Aminuit, vendredi soir, s’achèvera la première prolongation de l’état d’urgence, votée pour trois mois après les attentats de Paris et de Saint-Denis. Le bilan est forcément provisoire, le Parlement ayant accordé une nouvelle prorogation jusqu’au 26 mai, mais de nombreuses voix se sont déjà élevées pour le contester. Jeudi, cinq anciens assignés à résidence ont mené la protestation sur le terrain judiciaire, en déposant plainte contre le ministère de l’Intérieur. Leur procédure vise nommément le premier flic de France, Bernard Cazeneuve, et l’homme clé du ministère en la matière, Thomas Andrieu, qui était directeur des libertés publiques et des affaires juridiques jusqu’à sa nomination récente place Vendôme.
«Fausseté des éléments»
Les cinq hommes ont déposé plainte devant le doyen des juges d'instruction à Paris et devant la Cour de justice de la République, compétente pour juger des membres du gouvernement, pour «acte attentatoire à la liberté individuelle par une personne dépositaire de l'autorité publique». Leur avocat, Arié Alimi, a justifié cette procédure inédite, jeudi matin lors d'une conférence à la Ligue des droits de l'homme, qui s'est également constituée partie civile : «Leurs recours devant les juridictions administratives ont montré que le ministère de l'Intérieur abrogeait systématiquement les assignations avant la décision de la justice.» La preuve, insiste l'avocat, que «l'autorité publique avait connaissance de la fausseté des éléments» justifiant la mesure.
Les cinq ex-assignés poursuivent aussi les autorités pour discrimination. Cette action coup-de-poing fait écho aux nombreuses critiques d'organisations de défense des droits humains, issues de la société civile ou de la sphère publique. Début février, l'ONG Human Rights Watch pointait que «la grande majorité des mesures prises touchaient des musulmans», s'inquiétant du risque que prospère «le sentiment d'être des citoyens de seconde zone». La présidente de la très institutionnelle Commission nationale consultative des droits de l'homme s'est elle aussi alarmée «des désastres en termes de cohésion sociale et de stigmatisation de populations très majoritairement d'origine maghrébine».
L'écrasante majorité des 3 397 perquisitions et des 400 assignations à résidence (dont 274 sont encore en vigueur), les deux mesures phares de l'état d'urgence, ciblaient des personnes soupçonnées de «radicalisation». Un critère «trop vague, sur la base de suspicions», pour Geneviève Garrigos, présidente d'Amnesty International France. Les accusations de radicalité reposent sur des «notes blanches», des feuilles sans en-tête, ni signature, ni bien souvent de date, produites par les services de renseignement.
«Approximations»
Le défenseur des droits, Jacques Toubon, a lui aussi exprimé publiquement ses craintes quant aux «nombreuses approximations» des mesures prises, qui procèdent d'un «ciblage d'une population». Avec cette prévision funeste : «On entre dans l'ère des suspects.»
Ce vendredi, il se prononcera de nouveau sur l'état d'urgence et les projets du gouvernement de le constitutionnaliser et de le faire entrer dans le droit pénal. Au risque que prospère un «état d'exception permanent», dénonçait-il dans un communiqué fin décembre, restreignantdurablement «l'exercice des droits et des libertés». Surtout de quelques-uns.