Kim, 21 ans, étudiante, Paris :«Pourquoi devrais-je enlever mon étoile ?»
«"Enlève ton étoile, m'a-t-on dit lorsque je suis arrivée à Paris. Surtout dans le métro." Mon étoile ? Ce petit collier doré que je porte autour du cou ? Mon étoile de David qui me colle et me brûle la peau ; mon étoile avec laquelle je suis née sans la demander, et dont je reniais la signification jusqu'à peu. Oui, la religion, Dieu ne représentaient pour moi que du vent, des bêtises destinées à occuper l'esprit, des prétextes pour s'entretuer. Excepté la veille des examens, où un franc sursaut de foi revenait m'assaillir, je n'avais jamais franchement cru plus que cela.
«Et pourtant. Pourtant, on me dit que là, dehors, ils tuent encore des gens parce qu'ils sont juifs. On me dit qu'au XXIe siècle, certains crient : "Juif, la France n'est pas à toi."
«On me dit qu'aveuglés par une haine démuselée, ils assassinent la notion même d'humanité. Qu'à petits coups d'ignorance, la noirceur reprend le dessus sur la raison ; et viennent fourmiller des commentaires nauséabonds sur les réseaux sociaux, à en faire saigner les yeux, postés par ces petits malins qui se croient bien cachés derrière leurs pixels, ne sachant visiblement pas par qui a été créé Facebook. Des petites piques qui ressortent, des préjugés un peu enfouis de ceux qui ne connaissent ni ne comprennent. Des "Tu es trop juive" après une soirée alcoolisée.
«Pourtant. Pourtant, c’est ce que je suis. Je peux changer de couleur de cheveux, de lentilles de contact ou même de sexe si je veux, mais pas d’identité. Pas de chair ni de sang. En quel nom devrais-je l’enlever, mon étoile, ce même symbole de la honte que mes grands-parents étaient forcés d’arborer sur leur veste, ce même hexagone mal cousu que mon grand-père avait dû arracher de son vêtement pour pouvoir survivre ? J’oscille.
«Selon mes humeurs, je l’enlève puis la remets. Je l’ôte lorsque je me dis que cela ne regarde personne, je la porte à nouveau lorsque j’ai besoin d’un petit coup de pouce de ce ciel en lequel je crois une fois sur deux. Peu importe qu’elle soit autour de mon cou ou non, elle reste tout de même habitée par une force qui me dépasse.
«Fille des larmes, petite-fille de mes arrière-grands-parents partis subir l’horreur sans revenir, de mon arrière-grand-mère russe décorée par l’Armée rouge ; fille de tristesse, de survivants de la haine qui se sont battus pour que moi, je puisse continuer à porter cette étoile, faire mes courses, la vaisselle, râler, tirer la tronche dans le métro, et tout autant de gestes aussi inutiles que futiles, qui prouvent que la vie gagne toujours.»
Chahinez, 27 ans, blogueuse, Marseille : «Chère France, je suis voilée»
«Si je me suis décidée à noircir cette feuille, c’est que je souffre. Je suis française. Je le suis sur le papier et au plus profond de moi. Oui, mais voilà, je suis musulmane. Musulman, islamiste, extrémiste, salafiste, jihadiste, terroriste, barbare… Tous les jours, ces mots sont juxtaposés, entremêlés, regroupés, remplacés les uns par les autres. Je suis musulmane, point. Française aussi. Mais aux yeux des gens, que suis-je ? Est-il possible que je sois étrangère dans mon propre pays ?
«Ma très chère France, je dois te faire une confidence, je suis voilée. Et c'est encore un autre problème, plus grave encore, je crois. Je sais ce que tu vas me dire… Que je creuse ma propre tombe, que je donne le bâton pour me faire battre. Peut-être même que, comme tes enfants, tu vas me demander si je suis soumise, si mon père, mon mari, mon frère, mon cousin, mon oncle ou je ne sais qui m'a forcée. Je connais ces arguments par cœur. Je les entends tous les jours. On me dit que c'est une honte, que des femmes se sont battues et se battent encore pour que je sois libre, pour que je m'habille comme je le souhaite. On me dit que je devrais faire honneur à leurs combats. C'est ce que je fais. Avec un voile sur la tête. "Oui, mais non, me dit-on, le voile, ce n'est pas la liberté, c'est la soumission." Et c'est là que je ne comprends plus rien, chère France. Ces mêmes personnes qui revendiquent haut et fort le droit des femmes dans tous les domaines veulent m'interdire aujourd'hui une tenue vestimentaire.
«Il y a quelques années, le monde entier regardait avec horreur l’Afghanistan et ses talibans qui forçaient les femmes à porter une burqa. Je faisais partie de ces gens, incapable de comprendre ou d’imaginer qu’on puisse décider pour elles. Puis je l’ai vécu. Obligée de me dévoiler pour me rendre au lycée. M’est alors revenu ce souvenir afghan. Quelle différence y a-t-il alors entre ces talibans qui forcent la femme à se couvrir et l’Etat français qui me force à me découvrir ? France, je suis une de tes enfants, moi aussi. On aime ses enfants quoi qu’il arrive, non ? Et pourtant, tu me laisses sur le bas-côté, ignorant mes problèmes, mes envies, mes larmes, mes ambitions. Ignorant même mon amour pour toi. Tu laisses tes enfants me mettre en marge de la société, me traiter comme une pestiférée, m’empêcher de travailler. Sous mon voile, je suis là, des rêves plein la tête, et j’aimerais que tu me voies, que tu m’acceptes comme je suis.
«J’avais ce rêve depuis petite, je voulais être journaliste. Mais dès mes premières demandes de stage, on m’a expliqué gentiment qu’il fallait que j’arrête de me voiler la face, que ce hijab serait un sérieux handicap dans mes ambitions. Que nenni, je ne baisse pas les bras aussi facilement. Je me suis battue. Et j’ai appris une chose dans mon combat, tu es complexe. Derrière tes grands airs de France républicaine un peu prétentieux, tu te contredis. A côté des grands discours contre le communautarisme, on me pousse à me diriger vers «ma communauté».
«Et pourtant, je suis française à temps plein. Je te le dis au cas où tu en douterais encore. Maintenant, dis-le à tes enfants, crie-le fort, répète-leur, parce que moi, ils ne m’écoutent pas.»
Pauline, 21 ans, étudiante, Paris : «Je suis une jeune catho et ça se voit»
«J'ai 21 ans, j'étudie l'histoire de l'art et l'italien à l'Ecole du Louvre et à la Sorbonne, j'habite en plein Paris, dans un beau quartier, dans 50 m2. Je suis fille, petite-fille, nièce, cousine d'enseignants agrégés. Autant vous dire que je n'ai jamais eu de problèmes à l'école, ni avec mon banquier. J'appartiens à la bonne bourgeoisie française, familière des apéritifs du dimanche midi chez bonne-maman, au porto et au frontignan dans un grand salon avec un piano et des fauteuils Louis XVI. Pour en remettre une couche, je suis catholique pratiquante, et ça se voit. Non pas parce que je rayonne de l'amour éternel, mais parce que, malgré tous mes efforts pour l'éviter, je m'habille comme une grosse catho.
«Ce n'est pas normal qu'être «catho» signifie pour beaucoup de gens savoir danser le rock, porter une chevalière, se fiancer, puis se marier à tout prix avec un type avec la raie sur le téco et une particule à son nom de famille, et surtout, surtout, ne connaître que son petit monde. Je voudrais briser les préjugés qui vont dans les deux sens. Oui, j'ai fait dix ans de piano, je mets des jupes sous le genou, mes parents votent à droite, je suis allée à la Manif pour tous. Bref, oui, je suis une catho de base pour parler clairement. Mais l'énorme majorité de mes amis ne sont pas chrétiens, et mes amis homosexuels, mes amies lesbiennes, sont des ami(e)s, des gens que j'aime et qui m'aiment, point barre. A l'Ecole du Louvre, où je me suis spécialisée dans l'art indien, quand un certain Pierre-Guillaume m'a dit "Si tu es catholique, tu ne dois pas étudier cette matière", j'ai éclaté de rire. J'aime beaucoup le rap français et l'une de mes chansons préférées est Seine-Saint-Denis Style de NTM, et ça fait bien rire mes amis. Alors voilà, les «cathos» sont certes pincés, souvent riches, souvent entre eux, mais bien souvent, ils donnent de leur temps pour les autres, pour les plus démunis, en toute discrétion. Et on n'écoute pas que du Bach en parlant d'équitation. Je ne veux pas vivre dans mon petit monde. Je voudrais avoir un cœur vaste comme ce monde que j'aime et qui ne va pas toujours bien. Et je sens que ma place, avec tout ce que j'ai reçu de culture, d'érudition, d'attachement à l'étude et aux belles choses, sera de transmettre, en devenant moi-même enseignante.
«La place où j’aimerais le plus être, ce serait celle de prof d’italien en collège. C’est mon rêve. Et je sais que je vais être déçue. Parce que je vais vouloir leur parler de Pasolini, de Fellini, de Moravia, alors qu’il faudra leur répéter dix fois comment on conjugue le verbe être au présent et que oui, je sais, bien souvent, sa LV2, on s’en tamponne. Dans quelques semaines, je commencerai à faire du soutien scolaire bénévole auprès d’un élève d’un collège difficile. Je suis pleine d’espérances, je pense à des livres qui pourraient lui plaire, à de la musique… Parce qu’une petite partie du mur qui sépare le Paris bourgeois du Paris populaire aura été un peu fissurée.»
Rudy, 25 ans, étudiant, Marseille : «Mes dix commandements de la laïcité»
«Ce petit bréviaire s’inspire de mes histoires vécues, qui peuvent se résumer en dix commandements simples pour assurer un avenir à la laïcité en France.
1. Lorsque les petits Ahmid et Samuel ont faim à la cantine, tu ne leur mettras pas de porc dans leur assiette, c’est haram et pas casher.
2. Quand Yohan marche dans la rue pour aller à la synagogue, tu ne chercheras pas à lui prendre sa kippa pour en faire un Frisbee, c’est pas le but de l’objet.
3. Quand Leïla se rend à la fac avec un foulard pour couvrir ses cheveux, tu la laisseras étudier en paix le code civil. Elle n’est pas là pour chercher à le réformer en loi coranique.
4. Quand Jean va à l’église… Non, en fait, les chrétiens n’ont pas vraiment de problème ces temps-ci. C’est peut-être grâce à François, pas le Français, l’autre, en tunique et calotte blanches, qui court partout pour clamer la paix.
5. Quand Nicolas, alias Momo, prend le métro en djellaba pour aller à la prière, tu ne le regarderas pas figé de peur que ce dernier fasse péter ta rame. Dans son sac griffé, c’est simplement ses affaires de football pour aller taper le ballon avec ses potes.
6. Dans les fast-foods, tu commanderas à manger même si l’enseigne stipule que c’est halal ou casher. D’un, parce que peut-être que ça l’est pas, et de deux, parce que qu’est-ce que tu en as à foutre, toi, que ce soit halal, casher ou OGM ?
7. Quand Sophia répond à son téléphone et parle à sa mère en arabe, tu te diras que c’est un si beau langage et regretteras de ne pas pouvoir communiquer avec elle. Toute pensée d’une préparation d’attentat est formellement prohibée.
8. Quand Jérôme, Cathy ou Medhi te présenteront la personne qu’ils aiment, tu les laisseras vivre et ne préviendras ni le GIGN ni ton frère bien radical pour leur remettre les idées en place. Quelle que soit la confession de ton ou de ta futur(e) gendre.
9. Lorsque tu te prépares à taguer un mur avec ta veste Fred Perry et ta coupe rasée de près à la Kool Shen, graphe des messages de paix et d’amour. Paris en a bien besoin. Les trois signes religieux sont acceptés. Pour inspiration, un certain Banksy fait office de messager.
10. Quand Sophia, Yohan, Ahmid, Jean et Leïla parlent tous ensemble, tu souris et tu te dis que c’est pas si mal la laïcité.»
Zep et «Libé»
En publiant ces textes, Libération poursuit l'aventure éditoriale entamée depuis janvier 2015 avec la Zone d'expression prioritaire. La ZEP, média participatif déjà associé à l'Etudiant, à l'émission Périphéries sur France Inter et à l'Association de la fondation étudiante pour la ville (Afev), est un dispositif original développé par une équipe de journalistes pour déployer l'expression des jeunes. Le principe : inciter les lycéens, étudiants, travailleurs, chômeurs, urbains, ruraux, à se raconter et à témoigner sur l'actualité et les sujets qui les concernent (école, fac, emploi, argent, santé, amour…) en les accompagnant. Ces récits, à découvrir sur www.la-zep.fr, dressent un panorama inédit et bien vivant des jeunesses de France.