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Libération
Témoignage

Jungle : «Le plus dur, c’était d’arriver en Angleterre»

Rencontré à Calais en juillet après qu’il a fui le Darfour, Khwan a depuis réussi à gagner le Royaume-Uni, où il a obtenu l’asile.

Khwan, en septembre à Glasgow. Depuis, il a obtenu son statut de résident. (Photo Harpad Horvath)
Publié le 06/03/2016 à 18h11

On était début septembre. Un collègue de Libération qui l'avait rencontré fin juillet 2015 dans la jungle de Calais venait de recevoir un bref message : «I did it !» Il l'avait fait, traversé la Manche, atteint son but, le Royaume-Uni. Alors, on est allé à sa rencontre, en Ecosse, à Glasgow. Il nous a ouvert la porte. Un look de canaille sympathique, immense. Dans nos échanges, il avait indiqué s'appeler Mohammed. Tout en expliquant qu'on le surnommait aussi «Juan». Et là, il nous a suggéré Khwan. Va pour Khwan alors. Lorsqu'on lui a demandé pourquoi «Juan», il nous a dit que dans le camp de Calais, tout le monde trouvait qu'il avait un côté espagnol. On l'a dévisagé, un peu interloquée. Khwan vient du Darfour, au Soudan. On lui a demandé aussi ce qu'il avait fait de ses cheveux longs, qui, apparemment, lui donnaient un air vraiment cool. Il a ri : «Je les ai coupés en arrivant à Glasgow, pour ressembler un peu plus à un Ecossais.» Là, on a compris, il se moquait de nous. En même temps, quelques semaines plus tard, il s'est teint une partie des cheveux en roux. On lui a demandé de nous raconter son épopée. Il a ri encore. «C'était une aventure extraordinaire !» a-t-il lancé. Il a raconté. Et son sourire s'est éteint.

«Je me suis faufilé». Il a dit la vie au Darfour, son travail de fermier, son père et son frère aîné assassinés pendant la guerre en 2012 par les milices janjawid. Lui, qui reste l'aîné d'une fratrie de seize enfants - «attention, pas tous de la même mère» -, le seul adulte responsable, chargé de subvenir aux besoins des siens. Il a fêté, le 1er janvier, ses 22 ans. Il a raconté les attaques des forces gouvernementales, celles des rebelles, les villages brûlés, comme ça, pour rien. Il a raconté et on a compris que son enthousiasme et son rire étaient son manteau, sa force face au vide, à la souffrance, au déchirement. Il a été arrêté en 2014 par les forces gouvernementales soudanaises, a été emprisonné trois mois. «Ils pensaient que je soutenais les rebelles, parce que je suis trop noir à leurs yeux. Ils ont voulu que j'espionne pour eux. Quand ils sont revenus et que je n'avais rien à leur dire, ils m'ont menacé.» Alors, il est parti. «C'est ma mère qui m'a forcé, moi je ne voulais pas. Elle m'a dit:"Fuis, je ne veux pas que tu finisses comme ton père et ton frère".» Il est parti avec un copain, Youssif. A grimpé dans un camion qui partait vers la Libye. C'était en février 2015. Avec son ami, ils ont passé deux mois sur la côte libyenne, avant de trouver un bateau. «Je n'ai pas déboursé un centime. Je me suis faufilé. De toute façon, je n'avais pas d'argent. Je suis parti avec rien, ni argent ni vêtements. Sur le petit bateau de pêche, il y avait tellement de monde, une centaine de personnes, que personne ne m'a remarqué.»

Arrivé en Italie, il a vu la plage grouillant de monde, les secouristes dépassés. Il est monté dans un train, un autre. Il est arrivé porte de la Chapelle à Paris, où il a retrouvé des Soudanais. Il rejoint enfin Calais en juin, tente par trois fois de se glisser dans un camion, échoue. Et puis, le 31 juillet, il pénètre dans le terminal d'Eurotunnel. Une course-poursuite s'engage avec la police française. «Mais ils se sont fatigués avant nous», rigole-t-il. Il grimpe avec son ami dans le coffre d'une voiture. Le conducteur s'arrête à Oxford. Lorsqu'il voit Khwan et Youssif sortir de son coffre, il hallucine. «On lui a dit bonjour et demandé d'appeler la police.» Le seul moyen pour lui de déposer une demande d'asile. Pour lui, le désert libyen, la traversée de la Méditerranée, l'arrivée jusqu'à Calais, «ça allait». «Le plus dur, c'était d'arriver en Angleterre.» Ils sont transférés dans un centre de rétention à Bedford, avant d'être conduits à Glasgow. Le ministère de l'Intérieur leur fournit un logement. Et ils reçoivent 35 livres (45 euros) par semaine pour se nourrir, s'habiller, vivre. Mais ils n'ont pas le droit de travailler, d'étudier ou de quitter Glasgow. Ils attendent. Et ils s'ennuient.

De temps en temps, ils vont dans le centre culturel afro-caribéen, où ils rencontrent d'autres Soudanais. Ils attendent le coup de fil des services de l'immigration pour leur «entretien». C'est cet entretien, crucial, qui leur permettra, ou pas, d'obtenir le précieux statut de réfugié. A eux d'apporter la preuve que s'ils étaient renvoyés au Darfour, leurs jours seraient en danger. Septembre, octobre, novembre passent, Khwan et Youssif sont séparés, ils se voient attribuer trois fois un nouvel endroit où vivre. Chaque fois un peu plus loin du centre-ville. Khwan nous envoie des messages un peu tristes : «Je m'ennuie» ; «il fait froid à Glasgow» ; «j'attends, je m'ennuie et j'angoisse pour mon entretien». Une fois par semaine, il appelle sa mère. «Elle pleure à chaque fois. Je ne sais pas si c'est de joie, parce que je suis en sécurité, ou parce que je lui manque.» Il parle aussi à sa jeune épouse de 19 ans, Majda. «Elle m'a dit qu'elle m'attendrait. Parce que, si je peux, je rentrerai un jour.» Il ne dira pas à ses jeunes frères et sœurs de tenter l'exil. «C'est trop dur, j'ai vu sur le chemin, j'ai vu la souffrance, c'est trop dur.»

«Devine quoi ?» Le 2 novembre, il est convoqué aux services d'immigration, où il est interrogé pendant trois longues heures. Le 2 décembre, on reçoit un message. «Devine quoi ? Ils m'ont accepté ! Je suis si heureux, je ne peux pas y croire.» Khwan est désormais officiellement un réfugié, avec un droit de résidence. Il peut travailler, étudier, commencer ou recommencer sa vie. «Je veux devenir interprète», explique-t-il. Son ami Youssif aussi a été accepté. Un mois plus tard, il reçoit un numéro de sécurité sociale. Il a décidé de rejoindre le pays de Galles, Cardiff. Il y a un ami et «à Glasgow, il fait vraiment froid». On n'a pas osé lui dire qu'à Cardiff, côté climat, ce ne serait pas forcément mieux. Le 6 février, il y est arrivé. «Il fait un peu froid, mais moins qu'à Glasgow», nous dit-il. Il cherche un travail. Il répète encore et il sourit toujours : «J'ai de la chance, je vais m'en sortir.»