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Libération
Récit

«Faites l’amour, pas des heures sup»

Loi travail, la réforme qui fâchedossier
De Rennes à Toulouse, de Lille à Paris, plus de 200 000 personnes ont défilé contre la loi travail. Une forte mobilisation, notamment lycéenne et étudiante, qui pèse sur François Hollande et Manuel Valls.
Dans le cortège parisien, le 9 mars. (Photo Martin Colombet. Hans Lucas pour Libération)
publié le 9 mars 2016 à 20h31

Ce n'est pas un raz-de-marée, mais un premier rendez-vous plutôt réussi pour les syndicats et les organisations de jeunesse qui appelaient à la mobilisation, mercredi, contre le projet de loi travail. Près de 30 000 manifestants ont ainsi défilé dans la capitale (selon la police), et 224 000 dans toute la France. Une mobilisation rarissime sous un gouvernement de gauche, qui va sans aucun doute peser sur le niveau de concessions que l'exécutif s'apprête à faire. Dès la fin d'après-midi, le gouvernement faisait savoir qu'une surtaxe des CDD était envisagée. Pas de quoi refroidir l'Unef, qui appelait à une «nouvelle journée d'action dans les universités», jeudi 17 mars.

11 heures. Avec les lycéens parisiens

Le nombre de poubelles devant les portes des lycées est un bon indicateur du degré de mobilisation de chaque établissement. En Ile-de-France, les dizaines de blocus ont tenu quelques heures, jusqu'à ce que les élèves lâchent l'affaire, en général vers 10 heures, pour rejoindre la place de la Nation. «Tout s'est organisé sur Facebook, on n'a pas eu besoin d'AG, expliquent Alexandre et Mathilde, 15 ans, qui défilent pour la première fois. On ne savait pas qu'on allait venir ce matin. Mais c'est notre avenir qui est attaqué. On n'a même pas commencé à travailler et on nous dit qu'on va pouvoir nous virer facilement !»

Autour de la Bastille, un gros millier de lycéens tournent dans les rues en attendant le départ de la grande manif de la place de la République, à 14 heures. Lou, 16 ans, assure s'être bien renseignée avant de défiler. «Je ne suis pas venue juste pour foutre le bordel, dit-elle. Le gouvernement dit que ça va créer plus d'emplois… mais en facilitant les licenciements. C'est bizarre, non ?» Elle ajoute : «Les adultes sont en plein dedans, ça serait normal qu'ils se fâchent.»

11h30. A Toulouse

Slogans vifs, tambourins, la manif toulousaine (près de 10 000 personnes) a un air de jeunesse. Les étudiants, nombreux à s'être déplacés, sont très visibles en tête du cortège. «L'ambiance me rappelle le début du mouvement contre le CPE de 2006, sourit Côme, 25 ans et chômeur. Au-delà de cette loi patronale qui fait de nous des Kleenex, c'est le sentiment d'injustice sociale qui s'exprime». A mi-parcours, Karim, 76 ans, parka et bonnet sur la tête, photographie le défilé avec son téléphone. Ce «socialiste enrage contre le PS et son aile droite qui accentue la crise sociale». Il se dit «extrêmement déçu par François Hollande», en particulier sur la déchéance de nationalité : «C'est immoral, cette loi crée des parias dans la société française. Avec ça, je vais me retrouver à devoir choisir entre le FN et Juppé à la prochaine p résidentielle.» Un homme passe en brandissant une pancarte «PS No future».

Midi. Siège du Medef à Paris

Sous de gros ballons et drapeaux rouges siglés FO, CGT, FSU, Solidaires ou Attac, ils sont quelques milliers à piétiner, à deux pas du siège de l'organisation patronale. Un rendez-vous préalable à la grande manif de République, deux heures plus tard. Dans la foule, Jean-Claude Mailly (FO) et Philippe Martinez (CGT) se font interviewer par les télés. Les sonos crachent l'Internationale. «Les gens continuent d'arriver. Certains avaient eu peur de la pluie, mais le soleil les fait venir», pointe Vanessa, une militante Solidaires, venue pour combattre les «régressions du projet de loi travail, et notamment le référendum d'entreprise qui va permettre au patronat de faire passer toutes les réformes qu'il veut». Claire et Jean-Baptiste, tous deux profs en Ile-de-France : «Signer une pétition en ligne, c'est bien, mais c'est dans la rue que ça se passe.» Le rassemblement bouge : direction le ministère du Travail.

Midi. A Rennes

«L'état d'urgence, Notre-Dame-des-Landes, et maintenant la remise en cause du code du travail ! On est épuisés par la maltraitance de ce gouvernement qui n'écoute plus les jeunes», lâche Lucile, 23 ans, étudiante en arts plastiques à Rennes-II, et qui se réjouit du nombre de participants - près de 5000 dans la capitale bretonne. «Il fallait oser appeler "de gauche" une loi El Khomri qui n'est que la réécriture du programme du Medef», s'insurge Laurent, 46 ans et professeur des écoles, craignant que les fonctionnaires soient «les prochains sur la liste». Hervé, 18 ans, étudiant à Sciences-Po, n'est, lui, pas totalement hostile à davantage de flexibilité, notamment dans «certains secteurs où il peut y avoir des pertes de marché». Mais ce qu'il qualifie d'«immoral», c'est le changement du rapport de forces entre patronat et salariés avec la primauté des accords d'entreprise.

12h30. AG à Nanterre

Bloquer ou non ? Le débat agite les étudiants de la fac de Paris-X, à Nanterre, traditionnellement en pointe dans les mobilisations sociales. L'assemblée générale contre la loi El Khomri vient de débuter et une centaine de personnes ont pris place dans l'amphi. Affluence faiblarde comparée à celle de Saint-Denis mardi (600 personnes) ou de Tolbiac (500 personnes) le matin. Un militant de Solidaires s'en prend à «la poignée de gens hyper-autoritaires», une «vingtaine de totos [autonomes, ndlr] à la con» qui ont décidé la veille de bloquer la fac. Trop tôt, selon une bonne partie de l'assistance. «Il faut d'abord faire un travail d'information afin de massifier le mouvement», appuie une étudiante. Léon, étudiant encarté aux Jeunes Communistes, s'emporte, lui contre le texte : «Qui peut croire que virer les gens plus facilement va créer de l'emploi ?» Le «ras-le-bol» de la politique menée par le pouvoir socialiste pourrait conduire, à les croire, à une «convergence des luttes». La grève est votée.

13 heures. A Lille

«Valls, ton patron, c'est nous», «Travailler plus pour mourir plus tôt», «Faites l'amour, pas des heures sup» : dans le long et bruyant cortège lillois - 6 000 personnes selon la police -, les pancartes fleurissent. Près de l'opéra, la parodique «Eglise de la très sainte consommation» lance un appel : «Résignez-vous ! Retournez votre veste ! Vive le fric ! Vive le patronat !» Sylvie, fonctionnaire territoriale : «Je vais plus trop dans les manifs, mais là, je me suis dit : "Je vais me bouger."» Un fils ingénieur, un autre qui galère de formation en formation, «c'est pour eux que je suis là». Coline, lycéenne à Faidherbe : «Je ne vois pas comment on peut faire baisser le chômage en obligeant ceux qui travaillent à faire toujours plus d'heures.» Un type à chapeau hurle, sur le trottoir : «Hollande, pourri, t'es pire que Sarkozy !» Pascal, réparateur d'ascenseurs chez ThyssenKrupp et délégué CGT, pense, lui, que son salaire baissera si la loi passe. «Je fais beaucoup d'heures sup, payées 25 % de plus. Si elles tombent à 10 %… On ne comprend plus ce qui se passe. Les heures sup défiscalisées de Sarko nous avaient amené un petit bonus. Hollande les a supprimées, et maintenant, on nous annonce une loi que la droite n'aurait pas osé faire.» Un touriste chinois, ravi, filme le cortège.

13h30. A Grenoble

Ils sont près de 5 000, place Verdun, face à la préfecture. Un lycéen prend la parole : «Nous, dans trois ou quatre ans, on est aussi des travailleurs. On ne peut pas accepter un gouvernement qui encourage le travail des mineurs !» Cédric, 31 ans, est venu avec ses salariés, sur proposition de l'une d'eux. Boulanger, gérant de TPE, il est à la recherche d'un «autre modèle, plus proche de l'autogestion» : «Le mot patron est tellement connoté que ça me hérisse le poil de me ramasser cette étiquette sur la gueule!»

14 heures. Paris, avec les frondeurs PS

A quelques encablures de la place de la République à Paris, le député Christian Paul avertit, sous le regard approbateur de la sénatrice Marie-Noëlle Lienemann : «Le projet de loi n'est pas amendable en l'état, le gouvernement doit retirer le texte et récrire une nouvelle loi.» Une élue de la capitale se met un peu à l'écart. «C'est fou, on manifeste contre un gouvernement socialiste ! Mais bon, nous ne sommes pas en tort, c'est eux les fautifs.» Les frondeurs se mettent en marche vers la place de la République, se faufilent dans la foule, se perdent. Une militante socialiste regarde Jérôme Guedj et peste : «On aurait pu prévoir une bâche pour être visible, quand même !» L'élu de l'Essonne tire sur sa clope : «Oui, et qu'est ce qu'on aurait écrit sur cette bâche ?»

14h30. A l’assemblée

Difficile, pour les députés, de commenter une mobilisation dont l'ampleur est encore inconnue. Catherine Lemorton, présidente de la commission des Affaires sociales, et «adepte des manifs dans un autre temps», évoque les «limites» d'une mobilisation dont elle pressent un succès en demi-teinte. «Ce n'est pas un million de clics hostiles qui font bouger un gouvernement, c'est la rue.» Et puis, il y a ceux qui n'ont rien vu. Comme le socialiste Malek Boutih : «Ce n'est pas un mouvement de jeunesse, c'est syndical. […]Tout le monde a les jetons et se bat pour son petit bout de gras.»

15 heures. Paris, place de la République

Début d'après-midi, la grande place de la République, à Paris, se remplit depuis plus d'une heure. Les camions sonorisés crachent les grands classiques des manifs de gauche : Bella Ciao, l'Internationale… Au mégaphone, on demande le «retrait total» du projet El Khomri. Sur les pancartes : «Rose promise, chomdu !» ou encore «Je suis venu, j'ai vu, j'ai cru», à l'adresse du Parti socialiste. Pour Faustine et son amie, en terminale, c'est la seconde manif, «après celle pour Léonarda». Pourquoi est-elle venue ? «Je suis contre cette réforme qui donne trop de libertés aux entreprises. Pourtant, je ne suis pas forcément contre la flexibilité, mais là, on fait trop confiance à la "bienveillance" des entreprises.» Ce qui l'inquiète le plus dans la loi : «Faciliter les licenciements et nous faire travailler toujours plus en payant moins les heures supplémentaires. C'est aberrant.» Tout sourire, un autocollant «Loi El Khomri, vie pourrie» sur la veste, elles regrettent toutefois que les lycéens de leur établissement se soient peu mobilisés.

Un peu plus loin, Flavie, 25 ans, bac + 5 et salariée d'un centre de formation «parce qu'elle n'a pas trouvé de poste dans sa branche», avance avec ses amis, boulevard Voltaire. Une poêle et une cuillère en bois à la main pour «faire du bruit», elle explique : «Les conditions de travail actuelles sont déjà compliquées, avec cette loi, on ne va faire que rajouter au problème. Et puis on va demander aux gens de faire plus d'heures, jusqu'au burn-out, au lieu d'en embaucher d'autres. Ce n'est pas logique ! Quand Valls nous dit que cela va créer de l'emploi, il nous ment !» «Un peu déçue» qu'il n'y ait pas plus de monde dans la rue, elle trouve la manif est un peu trop silencieuse.

18 heures. Paris, place de la Nation

Le cortège parisien se disloque dans le calme. «On est prudent et on respecte», réagissait-on, en fin de journée, du côté de l'Elysée, tout en promettant de «continuer à travailler à l'amélioration du texte pour tous».