«Oublier de penser pour vendre.» C'est la profession de foi d'un commissaire-priseur parisien jugé depuis lundi pour «vol en bande organisée» et «association de malfaiteurs» en compagnie de plusieurs collègues et surtout de leurs petites mains : les commissionnaires. On compte une cinquantaine de prévenus dans cette affaire qui fait trembler l'hôtel Drouot, première salle de ventes aux enchères en Europe. Ce procès de masse, trois semaines durant, avec une trentaine de parties civiles, permet une étonnante plongée dans un microcosme ayant trop longtemps barboté dans l'entre-soi.
Les débats ont lieu dans la salle des Criées du tribunal de grande instance, en forme de crique - parfois dédiée aux ventes aux enchères. Il y est essentiellement question de biens détournés à l'occasion d'une succession, plus particulièrement de «petites mémés», comme l'admettent certains prévenus. Dans le fatras des biens et meubles plus ou moins destinés aux héritiers, les commissaires-priseurs sont chargés de séparer le bon grain de l'ivraie, de saisir ce qui sera le plus facilement revendu aux enchères, de laisser le reste au soin des commissionnaires, chargés de débarrasser les lieux.
Costume de scène
Si les premiers relèvent d'une profession réglementée, les seconds sont des manutentionnaires, une véritable confrérie pratiquant l'autogestion depuis un siècle et demi. Ils portent fièrement l'uniforme, tenue noire avec bandana pourpre - d'où leur surnom, les «cols rouges» -, anciens prolos ayant mieux réussi que leurs homologues en bleu. Cette activité parallèle de chiffonnier leur permettait à l'origine d'améliorer l'ordinaire, tout comme aux commissaires-priseurs de réduire leurs frais de «débarras». L'ordonnance de renvoi en correctionnelle précise toutefois que ces derniers continuaient parfois de les «facturer aux héritiers». Mesquin.
Dans le tout-venant des biens laissés aux cols rouges, dont les entrepôts de 4 500 m² en banlieue parisienne recèlent pas moins de 250 tonnes d'objet divers, figurent parfois quelques pépites. Comme ce plateau chinois d'époque Ming, ayant appartenu au premier ambassadeur de France en Chine, non inventorié par le commissaire-priseur dans le placard d'un château - incompétence ou complicité, le tribunal jugera - puis revendu 325 000 euros par un commissionnaire un an plus tard à Drouot. «De la petite gratte des origines, on est passé à une organisation mafieuse», s'indigne Me Bernard Cahen, partie civile au nom d'une famille héritière.
Une photo dédicacée de Jacques Chirac à Pierre de Bénouville ne retiendra pas l’attention d’un commissaire-priseur, mais celle de son commissionnaire, qui la conservera pieusement dans un conteneur en attendant le moment opportun de la remettre sur le marché aux enchères, au détriment des héritiers de cette figure du gaullisme. Tout comme ce costume de scène de feu le mime Marceau (une salopette).
«Au cul du camion»
Comme le relève la juge d'instruction Anne Bamberger en bouclant son enquête, «les vols allaient du petit objet sans valeur au tableau de maître, en passant par des livres, meubles et bijoux». En 2009, une lettre anonyme dénonçant le vol d'une toile de Courbet, à l'occasion d'une succession, déclenchera le grand barnum pénal. De fil en aiguille, il sera aussi question de trois lithographies de Chagall tombées «au cul du camion» devant Drouot, puis d'un vol de diamant de 2,08 carats au sein même de l'hôtel des ventes en 2009. «Pratique habituelle, voire institutionnelle», dénonce l'accusation. De fait, les cols rouges consignaient tout dans un registre commun intitulé «Yape» (vol, en argot), car cette fière profession était adepte du collectivisme : «L'ensemble de la corporation avait pris l'habitude de voler, de vendre et de se partager le butin», croit pouvoir résumer l'ordonnance de renvoi. L'un d'entre eux confiera en cours d'enquête : «On était obligés de voler comme les anciens, sinon on n'était ni acceptés ni intégrés» dans cette sorte de franc-maçonnerie savoyarde.
Si personne ne nie la réalité des faits, reste à les qualifier pénalement, des cols rouges minorant la notion de vol : «Les trois quarts du temps, les gens qu'on a volés étaient morts, ils ne se sont aperçus de rien», «la plupart des victimes ne savaient pas qu'elles étaient volées», «les biens destinés à la poubelle n'ont aucune valeur marchande»… Trépignant devant la salle d'audience à l'approche du procès, une victime s'en indigne : «J'ai pu prouver que des biens récupérés m'appartenaient en propre, je l'ai prouvé aux enquêteurs, mais l'Etat français ne m'a rien rendu. J'appelle cela du vol.»
Le serpent finit donc par se mordre la queue : des commissaires-priseurs ne prisent pas, des commissionnaires en profitent pour stocker la marchandise non saisie dans leurs entrepôts, puis de les refourguer des années plus tard à l’hôtel Drouot, sous le maillet des mêmes commissaires-priseurs.
«Tout le monde sait à Drouot que plein d'études vendent des objets volés, c'est un secret de polichinelle», plaide en défense Philippe Lartigue, l'un des principaux commissaires-priseurs mis en cause. Un clerc de son étude aura résumé leur problématique : «Bourrer les ventes.» Le plus célèbre commissaire-priseur parisien, Pierre Cornette de Saint-Cyr, a échappé aux poursuites : après avoir été placé en garde à vue, il s'est efforcé d'indemniser de bonne foi les éventuelles victimes au sein de sa clientèle. Mais six de ses collègues sont renvoyés en correctionnelle pour «association de malfaiteurs». Dont Me Eric Caudron, l'homme qui s'épargne de réfléchir avant d'encaisser le fruit d'une vente. Comme celle de deux meubles contemporains revendus sous son marteau plusieurs centaines de milliers d'euros, au bénéfice de ses commissionnaires.
L'acte d'accusation pointe la «bienveillance suspecte de certains commissaires-priseurs, parfois partie prenante du système». Me Lef-Forster, avocat de l'un des cols rouges, souligne ici une faille de l'accusation : «Quel est le statut des biens non prisés ? S'ils n'ont pas de valeur selon le commissaire-priseur, peut-on les voler ?» Abîme de perspective pénale, quand bien même, à propos de la succession du mime Marceau, l'ordonnance de renvoi en correctionnelle évoque un «pillage organisé». A ces mots, la direction de l'hôtel Drouot trépigne d'indignation : «Il est regrettable que certains persistent à user de l'argument du "tous savaient". Nous avons été reconnus comme victimes par la Cour de cassation.»
Lundi matin, avant même l'ouverture du procès, son directeur général, Olivier Lange, menaçait de poursuivre en diffamation toutes «insinuations et accusations par voie de presse dont certains semblent vouloir user sans limite». Ne lui en déplaise, à la barre d'un tribunal, la défense est parfaitement libre de développer tout argument utile, et librement reproductible par les journalistes présents.
Utopie ouvrière
Fin d’une époque, d’une certaine culture économique. Mettons de côté les commissaires-priseurs, ces mondains âpres au gain, pour se concentrer sur les commissionnaires, authentiques prolos à l’origine, à leur utopie ouvrière. Leur monopole remonte au retour de la Savoie dans le giron de la France en 1860. Jusque-là, il était exercé par des Auvergnats, qui ont finalement préféré se reconvertir dans le négoce du charbon puis dans les débits de boisson parisiens.
Napoléon III accorde alors à ces néo-Français savoyards ce débouché sur la capitale… L'ethnologue Stéphane Arpin s'est penché sur ces «provinciaux de Paris accédant au XIXe siècle à l'intégration culturelle et économique via une communauté de travail». Gestion collective - aujourd'hui encore, ses 110 membres s'autodésignent par un chiffre ou un surnom, jamais par leur patronyme, symbole d'égalité parfaite -, rotation automatique des dirigeants, ces «gagne-deniers, gens de bras, ont toujours évolué dans un univers antilibéral». Se servir sur la bête, comme un impôt révolutionnaire à l'origine, avant la dérive du concept : «Chez nous, le vol est une institution notoire, a témoigné l'un d'entre eux. Voilà, tout est dit.» Sauf le mot de la fin. Rien n'aurait changé sans l'irruption de la justice pénale en 2009. Un an plus tard, le président de Drouot Holding baissait définitivement le pouce, mettant fin à leur monopole de fait : «Je veux signifier à tous que c'est terminé.» Fin de l'histoire, petite et grande. Les cols rouges ont disparu, remplacés par des sociétés privées de déménagement.