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Libération
Libé des écrivains

Ah le silence

Extrait de la série «Besides the faith» de Louis de Belle. (Photos Louis de Belle)
publié le 16 mars 2016 à 20h01

Barbarin n'a «jamais jamais jamais couvert le moindre acte pédophile». De son point de vue, c'est vrai. Il n'a pas vu, pas compris, pas saisi. Pourquoi ? A cause du silence. Le silence. Ah le silence ! Le fameux silence. Ah l'omerta. Ah la loi du silence. L'indicible. Le difficile à dire. Et après… on s'étonne que Barbarin n'ait rien fait ! Mettons-nous à sa place un instant. Personne ne lui dit rien, ou alors, vingt ans après on lui dit qu'il y a eu des attouchements, les faits sont prescrits, et on s'insurge, on s'étonne, on cherche à déstabiliser cet évêque, alors que les victimes ont gardé le silence pendant tant d'années ! L'Eglise admet, cependant, Mgr Lalanne l'a dit sur France Inter : «La douleur ne se prescrit pas» et «il faut dire ce malheur». Ah oui, le vocabulaire est là, compassionnel, en réserve, toujours toujours toujours prêt, la douleur, la souffrance, etc., c'est horrible, etc. «Grâce à Dieu», a dit Barbarin, les faits sont prescrits. Ce vocabulaire sinon n'aurait peut-être pas suffi, imaginez… Il a su trop tard. Pour une raison simple : les victimes se taisent. Il sait pourquoi. Tous ces gens qui ne savaient pas, ne voyaient pas, ne se doutaient pas, savent pourquoi : les victimes se sentent coupables alors qu'elles ne devraient pas. La culpabilité. Ah la culpabilité.

Voilà, ça, c’est le discours. Dans l’Eglise, dans l’Education nationale, dans la famille, où on veut, suivant les circonstances, dans la société, en général. Quand on est en position de ne pas couvrir et de ne pas découvrir le moindre acte pédophile, pas besoin de réfléchir, le discours est là. Les mots. Comme une grande pyramide inversée. Les uns au-dessus des autres. L’équilibre n’est pas du tout instable, chaque mot est à sa place dans l’édifice, silence, honte, difficile, douleur, prescription, etc. Tous reposent sur un seul : culpabilité. Sur lequel s’empilent tous les autres. Au-dessus, comme sur un plateau, qu’on tient d’une seule main tellement l’équilibre est parfait, tous ceux qui ne peuvent pas savoir se tiennent debout, bien droit sur leurs jambes. Mais, il y a un problème. C’est faux. Il n’y a pas de culpabilité. Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas ça. D’un côté, le prêtre, instituteur, membre de la famille ou autre prétendant n’en ressent aucune, ce qui l’excite c’est de réussir à emmener le jeune homme ou la jeune fille dans le silence avec lui. L’adolescent à qui on fait ça, ce genre de geste, main, bouche, langue, anus, ne ressent pas de culpabilité, puisque ce n’est pas ce qui est en jeu. Il a honte, pas du geste lui-même, ça on oublie vite, il a honte d’avoir été soumis, de ne pas avoir été respecté, qu’on ne l’ait pas traité comme un être humain qui a la parole, et qui pourrait éventuellement l’utiliser. Si le silence s’installe, ce n’est pas par culpabilité, mais pour la raison inverse : l’espoir. Quand on est adolescent, on espère. On a de l’espoir. On est plein d’espoir. On ne lâche pas son espoir comme ça. On ne cesse pas d’espérer. Les gestes vont s’arrêter… le prêtre va cesser… il va comprendre… ce prêtre qui dit l’aimer va le respecter… ça va s’arrêter, s’arrêter sans intervention extérieure, par la seule force de son humanité à lui l’adolescent. Il l’espère. Un adolescent, ça ne lâche pas. Ça attend des jours meilleurs. L’adolescence c’est ça.

Le discours en trois points des évêques, «1. la victime doit porter plainte ; 2. le prêtre doit s’expliquer ; 3. sinon… eh bien sinon il y a nous mais nous c’est difficile à cause de ce fameux silence dû à cette fameuse culpabilité», ne tient pas. Ce discours-là est faux. Une moralité qui fait tout reposer sur la justice et le système des preuves, ça ne marche pas. Et dire «n’ayez pas de culpabilité» à des adolescents qui n’en ont de toute façon pas, ça ne marche pas. Pour qu’ils parlent, si on veut absolument faire confiance à la Justice et à la société, il faudrait leur dire : «n’ayez pas d’espoir, ça ne changera pas, jamais jamais jamais, alors, parlez, portez plainte». Mais c’est impossible de demander à un adolescent de renoncer à attendre des jours meilleurs et à espérer qu’il va être respecté. Donc, essayons juste de comprendre qu’il ne se sent pas coupable. Ce serait déjà bien.