Je me souviens du cardinal Barbarin. Il était aux premiers rangs, en 2012 et 2013, lors des manifestations hostiles au mariage pour tous. Il incarnait à lui seul l’hostilité de l’Eglise catholique à un projet de loi supposé mettre en péril l’institution de la famille. Il n’hésitait pas à répéter que son seul souci dans cette affaire, c’était la protection de l’enfant. Et les ouailles rassemblées autour de lui acquiesçaient avec componction. Ah la belle parole. Ah la belle scène. Dans l’affaire de pédophilie qui secoue le diocèse de Lyon, dont il a la charge, le moins qu’on puisse dire, c’est que la fameuse protection de l’enfant n’a pas été, semble-t-il, la première de ses préoccupations.
Je me souviens du cardinal Barbarin. En août, il lançait un appel en faveur des chrétiens d'Orient, au côté de Mgr Jeanbart, archevêque d'Alep en Syrie. Il demandait qu'on fasse sonner les cloches de toutes les églises de France, le 15 août, pour dire notre soutien à ces lointains martyrisés. Il prétendait avoir entendu «la même souffrance que celle que, tout au long de l'année précédente, il avait partagée avec les Chaldéens d'Irak, ce grand cri : ne nous oubliez pas». A l'évidence, les enfants violés, là, dans notre pays, par des brebis de son troupeau, n'ont pas crié assez fort pour être entendus, pour qu'on ne les oublie pas.
Rappelons les faits dans leur nue cruauté. Un prêtre lyonnais, le père Preynat, soupçonné d’agressions sexuelles sur des mineurs de moins de 15 ans, finit par reconnaître ces agressions à la suite de dépôts de plainte effectués en mai 2015 par d’anciens scouts, aujourd’hui âgés d’une quarantaine d’années, les faits remontant aux années 1986-1991. Il est mis en examen le 27 janvier et placé sous contrôle judiciaire. La fin d’un silence d’un quart de siècle.
Une association, la bien nommée «Parole libérée», est créée pour encourager d'autres victimes n'osant pas dénoncer ce prêtre à se joindre à l'accusation. C'est cette même association qui met aujourd'hui en cause Mgr Barbarin, lui reprochant de ne pas avoir retiré ce prêtre du service au moment où il a appris la vérité (en 2007-2008). Pire, ce dernier est resté en activité jusqu'en août 2015.
«Le père a commencé à se frotter»
Mardi, dans le Figaro, un nouveau témoignage accablant est révélé. Un homme, prénommé Pierre, affirme avoir été victime à 16 ans des attouchements d'un autre prêtre lyonnais, le père Billioud. A ce stade, précisons que sa plainte a été classée sans suite pour cause de prescription et que la présomption d'innocence doit prévaloir. Pour autant, la parole de Pierre est puissante et ébranle : «Le père a commencé à se frotter et à se masturber contre moi. J'étais très gêné, je ne savais pas quoi faire, j'ai fait comme si rien ne s'était passé.» La honte et le sentiment de culpabilité lui imposent le silence, comme chez un grand nombre de victimes de violences sexuelles, encore plus lorsque celles-ci se produisent dans le plus jeune âge. La conviction d'y être pour quelque chose, la salissure subie engendrent la terreur de parler, la nécessité de se taire. Plus tard, à Lourdes, l'adolescent abusé retrouve le prêtre, lequel récidive : «J'ai dit stop mais j'étais une nouvelle fois tétanisé. C'était horrible.»
En 2009, la victime devenue adulte rencontre Mgr Barbarin, dans la brasserie Le Train bleu, située dans l'enceinte de la gare de Lyon : «Le cardinal m'a dit qu'il était parfaitement au courant, que ce prêtre reconnaissait les faits me concernant. Et puis il s'est abrité derrière la prescription pénale. Il n'a rien fait pour protéger les autres enfants, il l'a laissé en place, au même endroit.»
L'écrivain que je suis, il voit cette scène de la brasserie, il entend le dialogue au milieu des va-et-vient de la brasserie, au milieu de l'indifférence des voyageurs, et l'homme que je suis, il hurle. D'où vient la réponse du cardinal ? De quelle irresponsabilité ? De quel sentiment d'impunité ? De quelle hypocrisie ? Comment un homme de Dieu peut-il témoigner aussi peu de compassion ? Autant de perversité ? Comment un homme tout court peut-il ne pas dénoncer pareil crime ? Comment n'admet-il pas qu'il a mis en danger la vie d'autrui ? Et comment, dans le silence revenu, s'arrange-t-il avec sa conscience ? Se dit-il, pour se rassurer, que ça n'existe pas tant qu'on n'en parle pas ?
Ce mercredi enfin, c'est le Parisien qui révèle qu'un prêtre, âgé de 55 ans, condamné en 2007 par le tribunal correctionnel de Rodez (Aveyron) à dix-huit mois de prison avec sursis pour agressions sexuelles sur des étudiants, a été promu doyen (donc en charge de plusieurs paroisses) par Mgr Barbarin en 2013.
Qu'en dit l'intéressé ? Face à des accusations d'une exceptionnelle gravité, le prélat des Gaules commence par minimiser. Parlant de l'affaire Preynat, il a ces mots d'une absolue désinvolture : «Des bruits qui courent… des faits très anciens… à l'époque, on est dans une autre mentalité par rapport à la pédophilie.» Comme si, en 1991, on avait le droit de violer des enfants, tout ça n'est pas si grave, hein. Et puis, ça remonte à si longtemps. Et qui sait si tout ça n'a pas été inventé ?
Ensuite, il choisit de se murer dans le silence. Comme s'il n'avait pas à s'expliquer davantage. Comme s'il était au-dessus de ça ? Son seul réflexe est de solliciter les services d'un spécialiste de la communication de crise, le même qui défend les intérêts de l'entreprise rennaise responsable de l'essai clinique qui a fait un mort. On jurerait que tout n'est qu'une affaire de communication, que l'important n'est pas de fournir une réponse, de poser des actes mais simplement de raconter une histoire (to tell a story).
Néanmoins, devant l'ampleur de la polémique (et peut-être finalement conseillé par les publicitaires de l'horreur), Mgr Barbarin consent enfin à s'exprimer devant les journalistes, devant les micros qui se tendent. C'était mardi à Lourdes, où se tient l'assemblée de printemps des évêques de France. Ses mots ? Il «prie pour les victimes», mais a-t-il compris qu'elles n'ont pas besoin de prières, les victimes, ou pas seulement, mais de vérité, de la vérité enfin reconnue, de la vérité criée et condamnée sans réserve ? A-t-il compris que, des années après, «la nuit, ça les réveille, ça les angoisse», ces enfants mutilés à jamais et qu'ils demandent justice pour espérer recouvrer un jour le sommeil ?
L'archevêque de Lyon demeure droit dans ses bottes : il n'a «jamais couvert de prêtre pédophile sous son épiscopat». Sur le passé, en revanche, on le sent moins à l'aise : «Je me suis peut-être trompé dans mes choix pastoraux.» Avant de rejeter toute idée de démission. Et puis c'est à peu près tout.
Nous sommes en droit de penser que ce n’est pas assez. Que c’est même insupportable, une réaction comme ça. Que ça insulte notre intelligence.
D'autant que nous ne sommes pas à l'abri que des affaires similaires éclatent dans les prochaines semaines, dans une sorte de Spotlight à la française.
«La mondialisation de l’indifférence»
Nous sommes en droit d’exiger que l’Eglise catholique de France nettoie ses écuries d’Augias. Et qu’elle dénonce et répudie tous ces prêtres souvent âgés, qui sont passés à travers les mailles du filet, parce qu’ils n’ont jamais fait l’objet de plaintes en justice. Qu’elle applique à son tour une sorte de principe de précaution, afin qu’aucun de ceux-là ne soit plus en contact avec des enfants. Jamais.
«La Parole libérée» a adressé lundi une lettre ouverte au pape François pour solliciter son attention sur ce scandale. Et si celui qui a bousculé tant de dogmes, tant de codes, lavé les pieds de détenus, dénoncé «la mondialisation de l'indifférence», refusé de condamner l'homosexualité, tenu un discours au vitriol devant la Curie, condamnant les «cœurs durs» et «la schizophrénie existentielle», si celui qui se définit comme étant au plus près des plus faibles trouvait là l'occasion de mettre ses actes en conformité avec ses paroles ?