«Est Arabe celui qui parle la langue arabe.» J'ai appris la formule sur les bancs de l'école primaire. Et, ma foi, elle m'émerveille. Elle suppose que l'appartenance à une langue est première. Avant le sang. Avant le sol. Cette façon d'inclure l'étranger dans la tribu par le simple fait qu'il s'exprime dans votre langue est tout simplement extraordinaire. Elle prouve la caractéristique d'un peuple qui a su porter le sens de l'hospitalité jusque sous le toit de sa langue. Certes, le fait qu'Allah se soit exprimé en arabe à travers le Coran explique l'importance donnée à cette langue. Mais il y a aussi l'idée d'un «chevillage» de l'être au mot. Comme si la chose ne pouvait exister sans son vocable. Comme si les mots vous coupaient une identité. Ainsi, dès que vous parlez l'arabe, vous faites partie du Nous. Vous êtes arabe.
Et si l’on transposait l’aphorisme en France : «Est français celui qui parle le français ?» Serait considéré comme appartenant au peuple de France celui qui posséderait, non forcément l’arbre des anciens ou le papier de circonstance, mais la langue française. Le débat sarkozien sur «l’identité nationale» aurait-il pu être posé de la sorte ? Peut-on naturaliser Shéhérazade du simple fait qu’elle parle la langue de Molière ?
Pour ma part, je me sens française par la langue et non par l'histoire, ni le mariage, ni le passeport. Je suis venue pour cette langue. Je suis venue pour elle. Et il se peut que depuis mon enfance, je n'aie fait qu'organiser un départ possible, puisqu'elle avait décidé du voyage. Je suis venue partager avec les Français leur langue, comme on partage le pain quotidien. Et de son côté, la langue française a démenti ceux qui prétendent qu'elle exhalerait forcément l'esprit de France, porterait le vernis de ses chroniques anciennes et l'écho de ses prières en latin. Non. Elle ne m'a pas donné de consignes. Ni interdit l'accès d'une de ses chambres. Elle a poussé ses effets pour me faire de la place. Elle a rangé dans un coin ce qui lui appartient en propre et m'a filé ses réserves de mots pour que je puisse y poser mes propres affaires. Il lui arrive même de se réfugier sous mon toit pour confier ce qu'elle ne reconnaît plus chez les siens : l'oubli des valeurs qui ont fait son peuple, le sens de la justice et de la liberté, les anciennes révolutions qu'elle avait merveilleusement formulées à l'adresse du monde. Alors, à cette orpheline que j'adopte à mon tour, je raconte l'histoire des siens qui ont trahi.
C’est comme ça que j’ai libéré la langue française tout autant qu’elle m’a libérée. J’ai rompu avec ceux qui y voyaient un «butin de guerre» et une «langue de l’exil». Elle est mon pays. Puisque le seul pays réel est une langue. J’ai rompu avec le registre des rapports de force et la dynamique des razzias. Le français n’est plus la langue de l’ex-colonisé. Ce n’est pas que je sois dénuée de conscience politique ou de mémoire, mais j’aime avoir la mémoire courte en matière de conflits et les yeux tournés vers l’avenir. Exit donc la terminologie de guerre, de vengeance et de domination culturelle… Il revient probablement aux femmes de libérer les langues des conflits qui leur collent aux mots, des soupçons de l’Histoire qui pèsent sur elles. Tant il est vrai que, pour nous, écrire dans une langue étrangère, c’est légitimer cette langue, comme toute mère peut légitimer son enfant, quel qu’en soit le père.