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Loi travail, la réforme en pièce

Loi travail, la réforme qui fâchedossier
En amendant le projet de loi El Khomri, le gouvernement réussit son coup : il s’est épargné de vraies négociations et donne l’impression d’avoir entendu la rue et les syndicats.
Lors d'une assemblée générale à Paris-I, mardi 15 mars (Photo Martin Colombet. Hans Lucas pour Libératin)
par Antoine Billot
publié le 16 mars 2016 à 19h11

Le débat sur la loi travail agite le landerneau politico-social depuis le discours du président de la République, le 18 janvier. Il y a au moins deux façons d’en interpréter la chronologie mouvementée (et encore inachevée) qui renvoient à deux sortes de rationalité possibles.

La première serait fondée sur la conviction que la réalité économique est devenue tellement complexe (le nombre des paramètres en jeu les rend non isolables, et donc difficilement maîtrisables) qu’il n’est plus possible d’exercer un contrôle démocratique permanent sur les différents textes qui en aménagent l’administration. La négociation ne serait pas souhaitable - puisque sans nécessité fondamentale - et la politique économique devrait être sanctuarisée dans le confinement des cabinets d’experts (cabinets ministériels, directions économiques, statistiques…). Cette rationalité, brutale, illustrerait plus largement l’isolement inévitable des clercs qui inspirent, rédigent et défendent la loi. Clercs-experts dont la légitimité procéderait des élections qui les ont provisoirement amenés au pouvoir, via la valise des élus qu’ils éclairent.

Il est ainsi possible de décrypter le calendrier de promotion médiatique de la loi travail comme une déclinaison des différentes strates d’expertise : le Président nomme le projet (le nouveau modèle économique et social), Robert Badinter indique les principes, les experts-conseillers rédigent l’avant-projet en vue d’une transmission au Conseil d’Etat et le Parlement, bon soldat, s’apprête à le ratifier. Il n’aurait donc dû y avoir de contestation que marginale, de réaction que localisée. Cependant, la rue, privée de négociation en amont après qu’on a parié que l’intensité de la crise en anesthésiait la combativité, n’a pas respecté le scénario attendu : l’opposition engendrée par la loi travail, non prévue par les clercs puisqu’à leurs yeux la rue et les syndicats n’ont pas la légitimité académique de l’expertise, contraint l’Etat à négocier un texte originellement conçu pour s’imposer sans discussion… D’où son abâtardissement et la dérobade de ses premiers soutiens à droite - les experts ont jeté les gants. Dans le passé, cette rationalité technocratique (transversale aux majorités) s’est plusieurs fois heurtée au mur de la contestation : loi Devaquet, CPE, Hadopi…

Coquille

La seconde forme de rationalité serait nettement plus cynique, qui considérerait que la réforme, quel que soit son objet, étant désormais impossible en France, il faut donc ruser. Elle envisagerait ainsi le couple proposition-opposition comme la première étape d’un processus de négociation dont la dernière étape correspondrait aux débats du Parlement. Jusque-là, rien que de normal. Toutefois, selon ce second scénario, la logique à l’œuvre consiste à déplacer opportunément le moment de la négociation réelle tout en lui conservant l’apparence d’une concertation démocratique : les experts produisent dans un premier temps un projet provocateur mais défini en tant qu’il est optimal pour répondre aux besoins de la situation : tout y est, le langage, les objectifs, les moyens (ce sont les briques de la réforme) ; la rue se mobilise, on l’entend, on l’écoute, elle paraît triompher et, repue, s’en retourne dans ses foyers ; on ne garde plus alors que la coquille plus ou moins creuse du projet afin qu’il revienne aux seuls représentants de la nation de le remplir à coups d’amendement.

Et c’est donc à ce moment-là que s’engage la négociation, sauf qu’elle n’est plus à mener avec les syndicats et les étudiants mais avec les membres de la majorité présidentielle, certes libres de pensée mais aussi bien assujettis à des rapports de force politiques et électoraux qui - auraient-ils des velléités plus sociales que Matignon et Bercy - les rendent plus fragiles, moins pugnaces qu’un syndicaliste ou un leader de l’Unef. Et puisque les briques de la réforme existent, pourquoi aller chercher un autre matériau ?

Isolement

Les déclarations très récentes d'Emmanuel Macron («A force de vouloir prendre des mesures protectrices pour les jeunes, on ne les protège pas au travail mais on les protège du travail. J'avoue que je n'arrive pas à m'y résoudre») indiquant qu'il souhaite réintroduire au Parlement certaines des dispositions supprimées par Manuel Valls après les premières manifestations laissent penser qu'à la logique technocratique et froide des experts, on a sans doute préféré la logique plus cynique de la fausse négociation différée. Autant dire que le gouvernement pourrait accepter de perdre dans la rue pour gagner dans l'hémicycle.

Cette dernière rationalité n’est pas dénuée a priori d’une certaine efficacité - du moins à court terme. Elle joue la rue supposée irascible et incontrôlable contre la représentation nationale supposée raisonnable et légitime tout en conservant l’apparence du théâtre républicain. Toutefois, chaque tentative de captation du principe de négociation en dehors de son champ naturel (les syndicats) par la classe politique ne fait qu’accroître à long terme l’isolement de cette dernière et, partant, de diminuer sa légitimité fondamentale, une légitimité au titre de laquelle elle est justement convoquée.