C’est une affaire inédite pour les juges et les avocats comme pour les écrivains et les éditeurs. Elle pose d’importantes questions aux uns et aux autres : un texte littéraire peut-il devenir une pièce à conviction dans une enquête de police ? La personne civile devenue personnage de roman peut-elle faire condamner son auteur pour avoir nui à sa vie privée ? Résumons l’histoire avant qu’elle ne se poursuive, ce vendredi, devant le tribunal correctionnel de Paris.
Un écrivain de 23 ans, Edouard Louis, raconte dans son second livre, Histoire de la violence (Seuil, Libération du 21 janvier), l'agression dont il a été victime le soir de Noël 2012, alors qu'il venait de terminer son premier roman, En finir avec Eddy Bellegueule : un jeune homme l'accoste près de la place de la République, à Paris, disant s'appeler «Reda» et être kabyle ; il le drague, ils finissent par faire l'amour ; puis «Reda» l'étrangle, l'insulte, le frappe, le viole sous la menace d'un pistolet et s'enfuit. Malgré sa «détestation de la répression», Eddy Bellegueule, nom civil d'Edouard Louis, porte plainte pour «viol» et «tentative d'homicide», la police relève les empreintes dans son appartement, note «type maghrébin» comme description du suspect.
A décharge. Trois ans passent, l'enquête n'avance pas. Histoire de la violence sort avec ramdam médiatique le 7 janvier dernier. Il est intitulé «roman», mais Edouard Louis assure n'avoir rien ajouté aux faits, racontés indirectement à travers le récit de sa sœur et un extrait de Sanctuaire, de William Faulkner. Puissant, le livre explore moins ceux-ci que la dimension intime de la violence et les possibilités de la dire. Le portrait de «Reda» est quant à lui à décharge, le réduisant à un fils d'immigré mal intégré. Pure coïncidence ou conséquence d'un branle-bas de combat de la hiérarchie policière ? Le 11 janvier, un homme d'une trentaine d'années, sans emploi, en «situation irrégulière» et déjà condamné, est interpellé à Paris. Les empreintes parlent : c'est le personnage du livre.
L'histoire se serait arrêtée là si, le 10 février, les avocats de Riadh B., Me Matthieu de Vallois et Me Thomas Ricard, n'avaient pas assigné Edouard Louis et les éditions du Seuil en référé pour «atteinte à la vie privée» et «atteinte à la présomption d'innocence», après une mise en demeure restée sans réponse (1). Quatre personnes, évoluant dans le monde de l'édition parisienne, attestent avoir reconnu leur ami Riadh B. en «Reda». Parmi elles, l'éditeur Christophe Lucquin, qui sur Facebook s'est dit «révolté» par le récit d'Edouard Louis, un «affabulateur». Alors que l'enquête dans laquelle il est suspecté est en cours d'instruction, Riadh B. demande 50 000 euros, ainsi que l'insertion d'un communiqué et l'effacement de toute marque d'identification dans les futures éditions du livre (parmi les meilleures ventes du moment, d'après Datalib).
Identités. Il s'avère que l'écrivain et son personnage ont en commun le jeu de masques auquel chacun se prête. Eddy Bellegueule-Edouard Louis passe par un dispositif quasi théâtral pour raconter son agression ; Riadh B., lui, aurait présenté de nombreuses identités aux policiers, sans qu'on sache encore où il est né, en Algérie ou au Maroc. Cette idée de la fausse identité était justement insupportable à Edouard Louis qui, dès mars 2014 dans Next, écrivait ne pas vouloir être victime «sur tous les plans». Son avocat, Me Emmanuel Pierrat, réfute quant à lui toutes les accusations : selon lui, «il n'y avait aucun moyen de l'identifier, si ce n'est par coup de chance comme ce fut le cas». Pourtant, suivant les demandes du parquet, la juge des libertés et de la détention a bel et bien considéré la parution du livre, sorti pendant l'instruction, comme une circonstance justifiant le placement en détention. La cour d'appel n'a pas suivi, mais Riadh B. estime avoir subi un «lourd préjudice». L'ironie du sort voulant qu'Histoire de la violence soit dédié à l'un de ses propres personnages, le sociologue Geoffroy de Lagasnerie, par ailleurs auteur d'un livre explorant la violence des tribunaux (2) et sorti… la veille du livre d'Edouard Louis.
Passera-t-on au-dessus de ce méli-mélo et de sa médiatisation pour savoir si la vérité judiciaire est en mesure de correspondre à la vérité littéraire ? L’affaire, qui pose déjà la question autrement plus grave des délais d’enquête pour les crimes concernant des homosexuels, est une première étape avant celle qui se déroulera aux assises si Riadh B. y est renvoyé. En attendant, «Reda», personnage malgré lui, revient sur le devant de la scène, alors qu’il semblait jusqu’alors voué à rester dans l’ombre de son auteur.
(1) Les éditions du Seuil comme les avocats de Riadh B. ont refusé tout commentaire public avant le procès.
(2) Juger, l'Etat pénal face à la sociologie, Fayard, 18 €.